La Russie et la Chine dans la ligne de mire

Les impérialistes de l’OTAN nous menacent d’une troisième guerre mondiale

20 mai 2023

En janvier, l’influent universitaire français Emmanuel Todd a déclaré au journal Le Figaro que la « Troisième Guerre mondiale a commencé ». L’historien et anthropologue a fait valoir que le conflit en Ukraine, « passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale ». La compréhension du monde de Todd n’est pas marxiste, et sa déclaration de la Troisième Guerre mondiale est prématurée, mais il a raison de tirer la sonnette d’alarme sur le danger imminent de la confrontation militaire et économique entre les forces impérialistes occidentales dirigées par les États-Unis et l’alliance russo-chinoise déclenchant une conflagration mondiale d’une dévastation inimaginable.

Étant donné que toutes les « grandes puissances » impliquées possèdent des armes nucléaires, la conséquence possible est, sans exagération, la fin de la civilisation humaine et une descente dans la barbarie et la souffrance pendant des générations. Selon le National Post (5 mars 2022) :

« La Russie conserve le plus grand stock, d’environ 4 500 ogives nucléaires, selon les estimations de la Fédération des scientifiques américains. Avec les États-Unis, qui en ont environ 3 800, les deux pays détiennent environ 90% de toutes les armes nucléaires dans le monde, soit à peu près le même ratio qu’à la fin de la guerre froide. (La Russie et les États-Unis ont tous deux une réserve d’ogives qui sont retirées et en attente de démantèlement, ce qui porte leur total à près de 6 000 ogives chacune.) »

Il faudrait environ une demi-heure à un missile balistique intercontinental transportant une ogive nucléaire pour livrer sa charge explosive des États-Unis à la Russie ou vice versa. Toutes les grandes villes des principaux pays belligérants, et nombreuses villes des pays alliés, seraient détruites dans un échange nucléaire utilisant ne serait-ce qu’une fraction de l’arsenal disponible de ces États. Après les détonations initiales, les radiations et les conséquences environnementales et atmosphériques des explosions ne laisseraient pratiquement aucun endroit sur Terre indemne. Une étude scientifique publiée en août dernier indiquait qu’ « une guerre d’une semaine impliquant 4 400 armes et 150 Tg, soit 330,6 milliards de livres, de suie [atmosphérique] — comme celle qui se produirait entre les États-Unis, ses alliés et la Russie — tuerait 360 millions de personnes directement — et plus de 5 milliards périraient de famine » (CBS News, 16 août 2022). Même une guerre « conventionnelle » dans laquelle les deux côtés ont convenu de ne pas appuyer sur le bouton (et ont d’une manière ou d’une autre réussi à honorer cette promesse) pourrait tuer des millions de personnes, provoquer l’effondrement de l’économie mondiale et plonger des dizaines voire des centaines de millions de personnes dans la misère et la famine.

Pourtant, à part Todd et une poignée d’autres, les représentants de l’élite dirigeante en Occident (qu’il s’agisse d’intellectuels, de politiciens, de capitalistes éminents ou de serviteurs médiatiques de l’empire) n’ont montré aucune compréhension ou préoccupation réelle quant à la gravité de la situation — ou, dans la mesure où ils le font, c’est en projetant leur propre volonté de déclarer une guerre nucléaire au « nouveau Hitler » Vladimir Poutine. En effet, certains des éléments les plus écervelés ont pensé qu’une guerre nucléaire pourrait n’avoir qu’un impact limité et que l’utilisation d’armes nucléaires « tactiques » (c’est-à-dire de bombes plus petites) pourrait ne pas déclencher une apocalypse nucléaire après tout, ce qui a conduit le New York Times à s’inquiéter l’année dernière que « leur utilisation [est] peut-être moins effrayante et plus pensable » que celle des « monstres de la Guerre froide ».

La plupart des têtes parlantes des médias occidentaux ont ignoré les dangers et la situation dans son ensemble, se contentant de bavardages stupides sur la souveraineté de l’Ukraine, le mépris de la Chine pour la démocratie ou d’autres récits égoïstes et hypocrites. En Russie, le discours public a été largement façonné par un cadre qui dépeint le conflit en Ukraine non seulement comme une question d’autodéfense militaire, mais aussi comme des différences culturelles et civilisationnelles, tandis que les dirigeants chinois avancent une perspective plus matérialiste mais étroitement nationaliste basée sur la Realpolitik stalinienne. Les marxistes, en revanche, ont la responsabilité d’expliquer clairement les fondements des tensions actuelles et d’articuler une perspective politique qui révèle une voie loin du suicide des espèces et vers la solidarité humaine et la paix — la voie vers un monde communiste sans classes.

La rêverie unipolaire de l’Amérique

Dans l’ère qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’existence de l’Union soviétique avait permis aux pays non-impérialistes d’exercer un certain degré d’autonomie et de souveraineté nationale sur leurs ressources naturelles. En 1961, le « Mouvement des non-alignés » a été lancé par la Yougoslavie, l’Inde, le Ghana, l’Indonésie et l’Égypte et a impliqué plusieurs autres pays, y compris au Moyen-Orient. Bien que les membres du Mouvement des non-alignés se soient distanciés de l’URSS, son exemple d’alternative non-impérialiste (en effet, non-capitaliste) avait encouragé ces pays à tenter de se tailler un certain niveau d’indépendance. Les impérialistes ont répondu par une intervention dans différentes arènes pour affirmer leur contrôle, mais la plupart de leur attention s’est concentrée sur la Guerre froide.

Après la contre-révolution capitaliste en Union soviétique en 1991, les technocrates de l’impérialisme américain ont envisagé un monde « unipolaire » dominé par les États-Unis. Les sociétés basées aux États-Unis, à cheval sur le globe, seraient confrontées à peu de restrictions pour extraire d’énormes profits des pays dépendants partout dans le monde grâce à un régime de « libre-échange » administré par Washington et soutenu par la puissance militaire inégalée des forces armées américaines. Les gouvernements récalcitrants d’Europe de l’Est et d’autres pays néocoloniaux qui cherchaient à maintenir la propriété étatique des ressources naturelles lucratives, à subventionner leur propre capital national ou à protéger leurs populations des vicissitudes du marché mondial pourraient être renversés par l’armée américaine. Une Pax Americana véritablement mondiale inaugurerait une époque de domination américaine inégalée, de capitalisme nu, d’exploitation impérialiste et même (là où le mécontentement populaire pourrait être facilement contenu) de démocratie libérale de bas niveau — la façade idéologique de toute l’entreprise. La sécurisation du Moyen-Orient cimenterait les fondations du monde « unipolaire » dont le siège est à Washington.

La première cible de l’impérialisme américain était l’Irak, riche en pétrole, gouverné par l’ancien allié Saddam Hussein. Sous prétexte de s’opposer à l’invasion du Koweït par Bagdad — une opération militaire pour laquelle le dictateur baasiste croyait avoir la bénédiction de Washington — les États-Unis et leurs alliés ont lancé la Guerre du Golfe de 1991 (alias « Operation Desert Storm »), ouvertement considérée par les politiciens républicains et démocrates comme l’un des « premiers tests » d’un Nouvel Ordre Mondial post-soviétique dans lequel « il n’y a pas de substitut au leadership américain », selon le président de l’époque, George Bush Senior. Le soutien à la guerre a été renforcé dans la population par une campagne de propagande caricaturale dans laquelle Hussein a été présenté comme le « nouveau Hitler » (la première de nombreuses réincarnations) dont les soldats dépravés ont ostensiblement assassiné des bébés dans les incubateurs des hôpitaux. En fin de compte, l’administration Bush, après avoir remporté une victoire relativement rapide sur le champ de bataille, a choisi de laisser Hussein au pouvoir tout en renforçant les forces américaines au Koweït en tant que tête de pont dans la région.

Le président démocrate Bill Clinton a fait monter les enchères avec la signature de la « Loi de libération de l’Irak » en octobre 1998, qui a fait du « changement de régime » à Bagdad une politique américaine officielle et visait à créer une présence militaire américaine permanente dans tout le Moyen-Orient. Aucune opposition n’a été vue à ce moment-là de la part de la Russie, qui avait sombré dans le désarroi économique et la dépendance après la restauration du capitalisme et était gouvernée par le corrompu et docile Boris Eltsine. (En 1996, Clinton s’était immiscé dans la politique intérieure russe pour assurer la réélection de l’impopulaire Eltsine, qui avait demandé en privé à son maître américain de reporter l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est « d’un an et demi ou deux ans » afin de ne pas saper davantage sa position chez lui [Washington Post, 26 juin 2020].) En décembre 1998, les États-Unis et leur allié britannique ont mené une campagne de bombardement de quatre jours de l’Irak (baptisée « Operation Desert Fox »), soi-disant pour punir le pays de son prétendu non-respect des inspecteurs en désarmement de l’ONU (voir « Hands Off Iraq! », 1917 n°21 [anglais]). Comme auparavant, Hussein est resté au pouvoir, mais les intentions des impérialistes américains dans la région étaient claires.

Clinton a suivi cette démonstration de puissance de feu impériale avec la brutale campagne de bombardements aériens de 78 jours de l’OTAN sur la Yougoslavie en 1999. Des frappes aériennes « guidées de précision » ont visé des ponts, des usines, des raffineries, des centrales électriques, des stations de pompage d’eau, des écoles, des hôpitaux, des maisons et des immeubles d’habitation serbes, tous désignés de manière perverse comme des « dommages collatéraux » par les responsables de l’OTAN et les médias loyaux. Bien que présentée comme une tentative d’empêcher le « génocide » et le « nettoyage ethnique » par les Serbes contre les Albanais du Kosovo, l’attaque contre la Yougoslavie, tout comme la guerre contre l’Irak, était un assaut militaire impérialiste à faible risque contre un régime néocolonial « voyou » — cette fois celui de l’homme fort local Slobodan Milosevic.

En plus de maîtriser la Serbie, les décideurs politiques à Washington avaient l’intention de maintenir le rôle central des États-Unis dans les affaires européennes aux dépens de leurs rivaux allemands, français et italiens tout en cherchant à étendre l’influence américaine dans ce qui était autrefois une zone d’influence soviétique. La mission yougoslave de l’OTAN était la première fois que l’Allemagne entrait en guerre depuis l’époque du Troisième Reich et représentait donc un moment décisif pour l’impérialisme allemand. Berlin avait tendance à considérer les Balkans comme sa sphère d’influence et a d’abord essayé de créer un bloc avec la France et la Grande-Bretagne pour gérer la Serbie plutôt que de laisser les Américains intervenir. Cependant, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright a réussi à creuser un fossé entre l’Allemagne et ses partenaires de l’UE dans la période qui a précédé l’accord de Rambouillet, qui a ouvert la voie à la campagne de bombardement de l’OTAN. La veille du jour où les bombes ont commencé à tomber, le 24 mars 1999, Clinton a laissé échapper que la consolidation d’un partenariat américano-européen fort « est ce qu’est cette affaire du Kosovo » (cité dans Masters of the Universe, éd. Tariq Ali, 2000).

Pendant la guerre de Yougoslavie, les forces américaines ont bombardé l’ambassade de Chine à Belgrade, tuant trois journalistes. Il convient de noter que cette prétendue « erreur fatale » (pour laquelle Clinton a été forcée de s’excuser) était le résultat du fait que l’ambassade était la « seule cible … nominé » pour l’attentat à la bombe par la CIA, selon le témoignage ultérieur de son directeur, George Tenet, devant le House Intelligence Committee. Pékin a rejeté l’explication de Washington et l’ambassadeur chinois à l’ONU a déclaré que la frappe était un « crime de guerre » commis contre son pays. Berlin, toujours contrarié par la mise à l’écart de l’Allemagne par les États-Unis, a menacé de mener une enquête publique sur l’attentat, alors que la première décennie du monde « unipolaire » touchait à sa fin.

« Guerre contre le terrorisme » : le massacre impérialiste

Au cours des deux premières décennies du 21e siècle, l’idée que les États-Unis seraient en mesure de contrôler le monde sans contestation sérieuse a glissé comme du sable entre les doigts des planificateurs impérialistes de Washington. Commençant par un stratagème audacieux pour accélérer la marche vers un monde dominé par les États-Unis, la période s’est terminée par une défaite humiliante et la rétrogradation de l’aigle américain à une branche inférieure de l’arbre de l’impérialisme — bien que toujours en tant que prédateur le plus puissant.

L’histoire remonte à 1997, lorsqu’un groupe de républicains externes au gouvernement — y compris les méchants de film noir Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz — a créé le groupe de réflexion néo-conservateur, le Project for the New American Century (PNAC), dont l’objectif déclaré était de promouvoir le « leadership mondial américain » et de « façonner un nouveau siècle favorable aux principes et aux intérêts américains ». En septembre 2000, la cabale du PNAC a publié un rapport influent, « Reconstruire les défenses de l’Amérique : stratégie, forces et ressources pour un nouveau siècle », qui admettait : « Les États-Unis cherchent depuis des décennies à jouer un rôle plus permanent dans la sécurité régionale du Golfe. Alors que le conflit non résolu avec l’Irak fournit la justification immédiate, la nécessité d’une présence substantielle de forces américaines dans le Golfe transcende la question du régime de Saddam Hussein. » Le point de vue des conspirateurs du PNAC, qui se distinguait du « paléoconservatisme » plus isolationniste de l’aile Pat Buchanan du Parti républicain, représentait une adhésion enthousiaste à la stratégie de « changement de régime » poursuivie par les républicains et les démocrates.

La faction néoconservatrice a pris le pouvoir lors de l’élection présidentielle contestée de novembre 2000 avec la victoire du simplet George W. Bush (son vice-président, Cheney, a pris les décisions). Moins d’un an plus tard, ils ont lancé la « guerre mondiale contre le terrorisme » ostensiblement en réponse aux attaques de septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone. Au lieu de l’Arabie saoudite — l’État client des États-Unis qui abritait la plupart des attaquants — l’administration Bush/Cheney a immédiatement ciblé l’Afghanistan, où le « cerveau » du 11 Septembre, Oussama ben Laden (un ancien agent de la CIA contre les Soviétiques) aurait résidé. En octobre 2001, les États-Unis ont lancé la campagne cyniquement nommée « Opération Liberté immuable » contre l’Afghanistan. L’assaut a été mené par les impérialistes anglo-américains (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) aux côtés de l’Allemagne, de la France et de l’Italie avec le soutien d’autres pays, dont la Russie, gouvernée par son président nouvellement élu, Vladimir Poutine.

Cependant, le soutien initial généralisé à la « guerre contre le terrorisme » parmi les puissances impérialistes a commencé à faiblir lorsqu’il est devenu clair que Washington avait des ambitions beaucoup plus larges. Dès le début, Rumsfeld (devenu secrétaire à la Défense) a cherché un prétexte pour étendre la réponse militaire à l’Irak, qui n’avait aucun lien avec les attaques du 11 Septembre. Des années plus tard, le général américain à la retraite et ancien chef de l’OTAN Wesley Clark, qui a supervisé l’assaut barbare de l’alliance militaire contre la Serbie en 1999, a révélé que l’Irak n’était pas la seule cible envisagée :

« Environ 10 jours après le 11 Septembre, je suis passé par le Pentagone, et j’ai vu le secrétaire Rumsfeld et le secrétaire adjoint Wolfowitz. Je suis descendu juste pour dire bonjour à certaines des personnes de l’état-major interarmées qui travaillaient pour moi, et l’un des généraux m’a appelé. Il m’a dit : “Monsieur, vous devez venir me parler une seconde.” J’ai dit : “Eh bien, vous êtes trop occupé.” Il a dit : “Non, non.” Il a dit : “Nous avons pris la décision d’entrer en guerre contre l’Irak.” ... Je suis donc revenu le voir quelques semaines plus tard, et à ce moment-là, nous bombardions en Afghanistan. J’ai dit : “Allons-nous toujours faire la guerre à l’Irak ?” Et il a dit : “Oh, c’est pire que ça.” Il tendit la main sur son bureau. Il a ramassé un morceau de papier. Et il a dit : “Je viens de descendre ça de l’étage” — c’est-à-dire du bureau du secrétaire à la Défense — “aujourd’hui”. Et il a dit : “C’est un mémo qui décrit comment nous allons éliminer sept pays en cinq ans, en commençant par l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et, pour finir, l’Iran.” »
—Democracy Now!, 2 mars 2007

Le prétexte pour entrer en guerre contre l’Irak en mars 2003 était la fausse affirmation selon laquelle Saddam Hussein avait acquis des « armes de destruction massive » — une absurdité du niveau des « habits neufs de l’empereur » que les grands médias ont relayée avec sérieux. Les principaux rivaux de Washington à l’UE (à l’exception notable de la Grande-Bretagne de Tony Blair) se méfiaient d’une guerre menée par les États-Unis pour contrôler l’Irak — peut-être liée au fait que 30% de leur pétrole provenait du golfe Persique. En octobre 2000, Bagdad a demandé à l’ONU, qui surveillait étroitement les ventes de pétrole du pays, de lui permettre de recevoir les paiements pour les exportations de pétrole en euros, remplaçant le dollar américain comme monnaie d’échange. Il n’est peut-être pas surprenant que Paris et Berlin aient décidé de ne pas participer à « Operation Iraqi Freedom ».

Furieux de la « trahison » européenne sur l’Irak, un initié du Pentagone a déclaré à l’Observer (16 février 2003) qu’une Amérique en colère chercherait à « nuire à l’économie allemande ». Rumsfeld a qualifié la France et l’Allemagne de « vieille Europe » tandis que le Pentagone, sous les ordres de Wolfowitz, « a interdit aux entreprises françaises, allemandes et russes de concourir pour des contrats de 18,6 milliards de dollars pour la reconstruction de l’Irak, affirmant qu’il agissait pour protéger “les intérêts essentiels de sécurité des États-Unis” » (New York Times, 10 décembre 2003).

Les guerres en Afghanistan et en Irak combinées ont coûté la vie à plus d’un demi-million de personnes, selon l’estimation prudente du projet Costs of War de l’Université Brown. Comme nous l’avons noté une décennie après le début de la guerre en Afghanistan :

« En Irak, comme en Afghanistan, il s’est avéré beaucoup plus facile de renverser le régime en place que d’établir un contrôle effectif sur une population hostile. Les révolutionnaires se sont opposés à l’occupation de l’Irak dès le début et, comme en Afghanistan, ont défendu tous les coups portés contre les occupants et leurs mercenaires par les forces de résistance indigènes. En Irak, comme en Afghanistan, les croisés impérialistes n’ont pas réussi à atteindre leur objectif stratégique central — la création d’un régime client stable pour fournir une base pour le contrôle militaire direct des énormes ressources pétrolières de la région. »
—« Pathologies du capitalisme », 1917 édition française n°7

La destruction ne s’est pas arrêtée avec l’Afghanistan et l’Irak, alors que l’impérialisme américain, de plus en plus pris au piège d’un imbroglio militaire qu’il avait lui-même créé, continuait à poursuivre des plans de domination totale du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. En 2011, Washington a mené une campagne de bombardement de l’OTAN pour aider les forces par procuration soutenues par la CIA en Libye. Les États-Unis avaient armé et équipé les rebelles djihadistes pour renverser Mouammar Kadhafi (encore une fois présenté comme Adolph Hitler 2.0). Kadhafi avait été un client parfois problématique mais essentiellement édenté, mais les entreprises américaines étaient impatientes de mettre fermement la main sur les précieuses réserves de pétrole et de gaz naturel du pays. Bien sûr, les allégations de « génocide » en Libye utilisées pour générer un soutien populaire en Occident n’étaient pas plus crédibles que celles d’« armes de destruction massive » en Irak en 2003, mais une fois de plus, les médias grand public ont joué le jeu (voir « La Libye et la gauche », 1917 édition française n°7). Aujourd’hui, la Libye est dans le chaos, alors que des factions politiques rivales se disputent le contrôle d’un pays décimé où la torture et la traite ouverte des esclaves sont désormais courantes.

À partir de 2014, l’impérialisme américain a mené une opération militaire pour renverser le régime baasiste syrien de Bachar al-Assad (miraculeusement, un autre « Hitler »). Les idéologues pro-impérialistes se sont emparés d’une dictature oppressive et l’ont promue pour fabriquer un consentement au « changement de régime ». La soi-disant « révolution syrienne » a été rapidement hégémonisée par les descendants djihadistes islamistes des Frères musulmans et des affiliés locaux d’al-Qaïda, qui ont reçu un approvisionnement suffisant en armes et un financement des réseaux d’exfiltration de la CIA orchestrées par les États-Unis, travaillant avec leurs alliés régionaux, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar (voir « Middle East Chaos », 1917 n°38 [anglais]). Aujourd’hui, les forces américaines occupent environ un tiers de la Syrie, y compris de nombreux champs pétroliers et ressources agricoles dans le nord-est du pays. Plus de 350 000 personnes sont mortes et des millions ont été déplacées à la suite de l’ingérence impérialiste occidentale, bien que le gouvernement Assad reste en place.

Au moment où la marque de « guerre contre le terrorisme » a pris fin avec la défaite des États-Unis en Afghanistan en août 2021 (la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis), le complexe militaro-industriel américain et une poignée de parasites financiers de Wall Street s’en sont très bien sortis. En deux décennies, les cinq principaux entrepreneurs américains de la défense (Boeing, Raytheon, Lockheed Martin, Northrop Grumman et General Dynamics) ont vu la valeur de leurs actions presque dix fois, tandis que « les actions de défense ont surperformé le marché boursier dans son ensemble de 58% pendant la guerre en Afghanistan » (The Intercept, 16 août 2021). Cependant, environ 8 000 milliards de dollars avaient été injectés dans la « guerre contre le terrorisme » et les rendements pour la classe dirigeante dans son ensemble ne pouvaient justifier la poursuite des dépenses gargantuesques d’une aventure militaire ratée. Le capitalisme américain a été pris dans une spirale descendante qui a commencé une génération plus tôt, puis accélérée par la crise économique de 2008-09, puis par la catastrophe du Covid-19 (voir « Whither America? » 1917 n°43 [anglais]).

La théorie léniniste de l’impérialisme

La guerre contre le terrorisme et la campagne plus large de l’après-Guerre froide visant à créer un « nouveau siècle américain » de domination unipolaire n’étaient pas simplement le résultat de la capture de l’État américain par les faucons de guerre néoconservateurs. Les changements de personnel et les engagements idéologiques des dirigeants ont un impact sur la direction et l’amplitude des excursions militaires, mais le moteur ultime des interventions étrangères américaines est la structure du capitalisme américain et l’ordre impérialiste mondial dont il est la composante la plus puissante. La nature de ce système est bien comprise par les marxistes depuis plus d’un siècle et, malgré les façons importantes dont il a évolué au fil du temps, l’impérialisme reste fondamentalement le même système qui a donné naissance à la Première Guerre mondiale.

Plus que tout autre théoricien marxiste, V.I. Lénine a contribué à développer une conception matérialiste de l’impérialisme. Dans sa brochure de 1916, L’impérialisme, le stade suprême du capitalisme, il écrivait :

« Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé. »

Alors que la conquête territoriale directe a toujours été une caractéristique importante de l’ordre mondial impérialiste, le système peut fonctionner et fonctionne sans elle, puisque l’essence de l’impérialisme est un réseau mondial de relations de production exploiteuses qui servent à extraire la plus-value de la classe ouvrière dans les pays « développés » et de pays entiers dans le monde « en voie de développement ». Comme nous l’avons expliqué précédemment :

« Au cours des deux décennies entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme mondial avait un caractère beaucoup plus protectionniste et autarcique qu’avant 1914. Cela a changé après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis, présidant à la liquidation des empires coloniaux européens, ont cherché à unir le “monde libre” contre le défi posé par l’expansion du bloc soviétique et la Révolution chinoise. Les planificateurs américains décourageaient activement le protectionnisme parmi les alliés des États-Unis et étaient prêts à faire des concessions pour les intégrer dans un nouvel ordre mondial capitaliste. Au cours des premières années du “siècle américain”, Washington s’est appuyé sur l’égalité formelle du “marché libre” pour garantir la suprématie américaine. Sous l’impérium américain, le néocolonialisme a remplacé la domination coloniale directe et l’asservissement économique a été médié par des institutions multinationales, en particulier les Nations Unies, la Banque mondiale, le FMI et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. »
—« Roots & Fruits of Imperialism », 1917 n°39 [anglais]

Le capital financier contemporain prend la forme de « sociétés transnationales » géantes, qui dominent la production et le commerce mondiaux et sont fusionnées avec leurs États nationaux. L’activité économique de ces entreprises à l’étranger a non seulement freiné et déformé la croissance des pays pauvres (en veillant à ce qu’ils restent pauvres), mais est également responsable de l’exploitation de milliards de personnes au sens scientifique et marxiste du terme. Le processus d’extraction de la plus-value sous l’impérialisme implique une variété de mécanismes, y compris l’investissement direct (exportation de capitaux), les paiements d’intérêts et même la rente foncière (voir « Imperialism & Global Inequality », 1917 n°31 [anglais]).

Alors que les marxistes parlent du « système » impérialiste mondial, il est essentiel de noter qu’il ne s’agit pas d’un mécanisme unifié d’exploitation opposant un groupe cohérent de grandes puissances à leurs victimes, mais plutôt d’un complexe de relations déchiré et fracturé enraciné dans un capitalisme « trop mûr » et en décomposition. Comme Lénine l’a expliqué, l’impérialisme implique des entreprises monopolistiques et oligopolistiques (et les États qui les soutiennent) en concurrence les unes avec les autres pour une part du gâteau économique mondial — une concurrence qui finit par déboucher sur un conflit militaire. Alors que le passage de l’occupation directe au néocolonialisme dans l’ère de l’après-Seconde Guerre mondiale impliquait une atténuation de la rivalité inter-impérialiste, cette atténuation était conditionnée par l’existence de l’Union soviétique comme contrepoids et alternative perçue et donc une menace pour le capitalisme. Dans ce contexte, la concurrence impérialiste pour le butin des pays pauvres a entraîné une dégradation de la conquête militaire directe, bien qu’elle n’ait jamais été totalement absente. L’ordre impérialiste aujourd’hui possède encore les caractéristiques du néocolonialisme, mais dans l’ère post-soviétique, au milieu de l’agonie de l’empire américain, la guerre inter-impérialiste pour le contrôle des sphères d’influence revient à l’ordre du jour.

Russie et Chine : Rappel à la réalité « multipolaire »

Le paysage contemporain de l’ordre impérialiste a été façonné par la montée de la Russie et de la Chine en tant que puissances mondiales. Ces deux pays sont devenus les principales cibles du bloc impérialiste en déclin et fragmenté dirigé par les États-Unis. Comme nous l’avons souligné dans « Imperialist Rivalries Escalate » (1917 n°41 [anglais]) :

« La baisse tendancielle du taux de profit [américain] à long terme a favorisé la désindustrialisation, l’hypertrophie du capital fictif et l’envolée de la dette publique et privée, tandis qu’une baisse de la composition organique du capital (le rapport du capital constant au capital variable et à la plus-value) par le biais de faillites ne s’est pas produite à une échelle suffisamment importante pour rétablir une croissance robuste. Au lieu de cela, après avoir absorbé les chocs de la crise financière et de la récession de 2008, l’État a cherché à transférer la poussée du coup à la classe ouvrière sous la forme d’austérité. Combinée aux aventures militaires désastreuses en Afghanistan et en Irak (ainsi qu’aux interventions déstabilisatrices en Libye, en Syrie, au Yémen et ailleurs), l’érosion des fondements matériels de l’empire le plus puissant de l’histoire humaine a créé de nouvelles possibilités de réalignements géopolitiques. »

La Russie, émergeant de plus d’une décennie de désintégration causée par la contre-révolution de 1991, a retrouvé son statut impérialiste au cours de la première décennie de ce siècle. Bien qu’il s’agisse d’une puissance impérialiste plus faible et économiquement plus arriérée que ses principaux rivaux occidentaux, les grandes entreprises russes exportent néanmoins une quantité importante de capitaux vers les néocolonies, tandis que le pays est un producteur de premier plan dans des industries clés — y compris l’énergie nucléaire, l’aérospatiale, les produits chimiques, la métallurgie, les armes avancées et bien sûr le pétrole et le gaz naturel — et a réussi à tirer parti avec succès de sa puissance dans divers territoires. L’intervention de Moscou dans la guerre civile syrienne aux côtés de Bachar al-Assad, par exemple, a été un facteur décisif pour ramener l’équilibre du pouvoir au régime et bloquer les plans américains au Moyen-Orient. Plus récemment, la Russie a mis à l’écart les impérialistes français et américains pendant la guerre du Haut-Karabagh de 2020 en négociant un accord de paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en dehors du Groupe de Minsk, le cadre de longue date pour traiter le conflit dans le Caucase. Il a également déployé quelque 2 000 « soldats de la paix » russes sur les lignes de front du conflit, renforçant le soutien à l’Arménie, alliée néocoloniale clé, et projetant une plus grande puissance russe dans la région (voir « Nationalism & Nagorno-Karabakh », 1917 n°43 [anglais]).

Beaucoup plus important, bien sûr, a été l’intervention militaire de la Russie en Ukraine depuis février 2022 — huit ans après le coup d’État « Maidan » soutenu par Washington qui a installé un régime ami de l’Occident à Kiev dominé par des chauvins ukrainiens anti-russes. Menacée par une nouvelle expansion de l’OTAN à l’Est, Moscou a pris des mesures décisives pour sécuriser sa périphérie et démontrer aux États-Unis et à ses alliés de l’OTAN que la Russie refuse d’être bousculée en Europe de l’Est (voir « NATO Provokes Russian Attack on Ukraine », 1917 n°45 [anglais]). La guerre en cours en Ukraine, essentiellement un conflit par procuration entre la Russie et l’alliance impérialiste occidentale, est un événement déterminant de l’ordre mondial au début du 21ème siècle.

Parallèlement à la réémergence de la Russie en tant que concurrent impérialiste, il y a eu l’influence croissante de la Chine au cours des deux dernières décennies. Pourtant, la Chine n’est pas elle-même impérialiste — son économie, bien qu’intégrée dans le capitalisme mondial, repose sur des fondements fondamentalement différents. La Chine est ce que les marxistes appellent un État ouvrier déformé. Il est basé sur un système post-capitaliste qui intègre les mécanismes du marché dans une économie planifiée essentiellement dirigée par l’État et dominée par une bureaucratie petite-bourgeoise, faisant qualitativement de la Chine la même chose que l’Union soviétique contrôlée par les staliniens (voir « Whither China? « 1917 n°31 [anglais]). Alors que la Chine est soumise aux mêmes contradictions qui ont finalement détruit l’URSS, la caste parasitaire centrée à Pékin s’est révélée plus résistante que ses homologues soviétiques. La pénétration des capitaux étrangers et des forces du marché dans l’économie chinoise au cours des 40 dernières années, en particulier dans les zones économiques spéciales côtières, ainsi que l’émergence d’une couche de milliardaires chinois indigènes, ont renforcé les courants de restauration capitaliste. Dans le même temps, cependant, les bureaucrates du PCC ont réussi (pour l’instant) à tirer parti du développement assisté par le capitalisme pour soutenir une économie planifiée en croissance, où le fonctionnement du marché est considérablement modéré et souvent supplanté par le contrôle de l’État et le rôle central des entreprises publiques.

La Chine a cherché à faciliter sa croissance économique en s’alliant avec la Russie, riche en énergie, qui est en quelque sorte un paria parmi les États impérialistes. Trois semaines seulement avant le début de la guerre en Ukraine, par exemple, Pékin et Moscou ont annoncé un accord de 30 ans pour que la Russie fournisse du gaz naturel à la Chine par le biais d’un nouveau gazoduc — et effectue des transactions en euros, sapant davantage le dollar américain. La déclaration accompagnant l’annonce a réitéré la vision des deux pays d’un monde « multipolaire », c’est-à-dire défiant l’hégémonie de l’impérialisme américain. Poutine et Xi Jinping n’ont pas caché leur désir d’agir comme des « pôles » alternatifs vers lesquels les économies du monde néocolonial peuvent s’orienter. L’intégration croissante des économies russe et chinoise (par le biais de mécanismes tels que l’Organisation de coopération de Shanghai, l’Union économique eurasienne et l’organisation BRICS) s’accélère en réponse à l’agression des États-Unis de plus en plus désespérés.

Pourtant, l’alliance entre la Russie et la Chine est lourde de difficultés. La Russie a été prête à vendre moins cher que son rival américain par des réductions de prix sur ses produits énergétiques, mais son objectif ultime est de s’assurer une plus grande part du marché mondial très lucratif. En tant que pays impérialiste, ses objectifs sont l’exploitation, et le discours de Moscou sur le respect de la souveraineté des pays en développement est malhonnête. Alors que les staliniens chinois ne sont pas des amis des opprimés, la nature fondamentalement différente de l’économie chinoise signifie qu’elle n’a pas le caractère prédateur des impérialistes. Pékin a pris soin de maintenir une position formellement « neutre » dans la guerre en Ukraine (par exemple avec sa proposition de paix en 12 points publiée à l’occasion de l’anniversaire des hostilités), alors qu’il cherche à maintenir ses liens économiques importants et croissants avec l’Europe.

La Chine a également approfondi ses liens économiques avec les néocolonies d’Asie, d’Afrique et au-delà, ce qui est perçu à Washington comme un défi majeur à l’hégémonie américaine, mais elle le fait en grande partie en offrant un meilleur accord que l’impérialisme américain. Dans « Whither America? » (1917 n°43 [anglais]) nous avons observé :

« Les efforts de la Chine pour protéger ses propres intérêts économiques via la colossale “nouvelle route de la soie”, la “Belt and Road Initiative” (BRI) représentent un autre défi majeur pour l’influence américaine en Eurasie. Annoncée en 2013, la BRI prévoit un pôle économique terrestre et une zone de commerce maritime :
“La vision [du président] Xi comprenait la création d’un vaste réseau de chemins de fer, de pipelines d’énergie, d’autoroutes et de passages frontaliers rationalisés, à la fois vers l’ouest — à travers les anciennes républiques soviétiques montagneuses — et vers le sud, vers le Pakistan, l’Inde et le reste de l’Asie du Sud-Est. Un tel réseau élargirait l’utilisation internationale de la monnaie chinoise, le renminbi, et ‘briserait le goulot d’étranglement dans la connectivité asiatique’, selon M. Xi. (La Banque asiatique de développement a estimé que la région est confrontée à un déficit annuel de financement des infrastructures de près de 800 milliards de dollars.) En plus de l’infrastructure physique, la Chine prévoit de construire cinquante zones économiques spéciales, sur le modèle de la zone économique spéciale de Shenzhen, que la Chine a lancée en 1980 lors de ses réformes économiques sous le dirigeant Deng Xiaoping.”
—Council on Foreign Relations, 28 janvier 2020

« Pour faciliter le commerce maritime, l’État ouvrier chinois déformé a annoncé qu’il “investirait dans le développement portuaire le long de l’océan Indien, de l’Asie du Sud-Est jusqu’à l’Afrique de l’Est et certaines parties de l’Europe”. Pékin a déjà dépensé des centaines de milliards de dollars (sur plus de 1 000 milliards de dollars prévus) pour le projet, et plus de 60 pays ont indiqué un certain niveau d’implication. Washington considère la BRI comme un défi direct à sa propre influence en Asie du Sud et centrale, au Moyen-Orient et même en Europe. »

La perspective d’accéder aux marchés chinois et de se connecter au vaste réseau qu’elle est en train d’établir en Asie a contribué à une fracture partielle du bloc occidental affaibli. L’Italie, par exemple, a signé un protocole d’accord pour la BRI contre la volonté des États-Unis, bien que la classe dirigeante divisée du pays ait tergiversé à ce sujet. Rome est tiraillée entre son intégration dans l’UE, l’OTAN et ce qui reste du Consensus de Washington d’une part, et ses liens économiques importants avec la Chine d’autre part. La Nouvelle-Zélande, avec sa proximité avec l’Asie, se trouve dans une situation similaire — Wellington a également signé un protocole d’accord pour la BRI. L’Allemagne entretient également des relations économiques compliquées avec la Chine, son principal partenaire commercial.

La montée de la Russie et de la Chine sur la scène mondiale a forcé un impérialisme américain en déclin à réévaluer sa stratégie de domination mondiale, bien que la classe dirigeante américaine reste tactiquement divisée sur la question de savoir s’il faut souligner son opposition à l’un ou à l’autre (dans un effort pour diviser l’alliance) ou les traiter comme un bloc unifié auquel il faut faire face. Même dans la première décennie du siècle, au plus fort de la « guerre contre le terrorisme » au Moyen-Orient, les politiciens impérialistes américains discutaient de la nécessité de « pivoter » vers l’Asie pour contrer l’influence de la Chine (et dans une moindre mesure de la Russie). L’échec à sécuriser le Moyen-Orient pour les entreprises américaines a fait pencher la balance sous l’administration Obama, et Trump a simplement emboîté le pas. The Nation (juillet 2016) a rapporté :

« Tout cela — les exercices agressifs, le renforcement de l’OTAN, les déploiements supplémentaires de troupes américaines — reflète une perspective stratégique nouvelle et dangereuse à Washington. Alors qu’auparavant, l’accent stratégique était mis sur le terrorisme et la contre-insurrection, il est maintenant passé à la guerre conventionnelle entre les grandes puissances. “L’environnement de sécurité d’aujourd’hui est radicalement différent de celui dans lequel nous sommes engagés depuis 25 ans”, a observé le secrétaire à la Défense Ashton Carter le 2 février, lors du dévoilement du budget de 583 milliards de dollars du Pentagone pour l’exercice 2017. Jusqu’à récemment, a-t-il expliqué, les forces américaines étaient largement préparées à vaincre les forces insurgées et irrégulières, telles que les talibans en Afghanistan. Maintenant, cependant, le Pentagone était préparé à “un retour à la compétition entre grandes puissances”, y compris la possibilité d’un combat total avec des “ennemis haut de gamme” comme la Russie et la Chine. »

En décembre 2017, la Stratégie de sécurité nationale de l’administration Trump indiquait :

« La Chine et la Russie veulent façonner un monde contraire aux valeurs et aux intérêts américains. La Chine cherche à supplanter les États-Unis dans la région indo-pacifique, à étendre la portée de son modèle économique dirigé par l’État et à réorganiser la région en sa faveur. La Russie cherche à restaurer son statut de grande puissance et à établir des sphères d’influence près de ses frontières. »

Un résumé de la Stratégie de défense nationale de 2018, un document majeur décrivant le cadre stratégique de la composante militaire de l’empire américain, a noté que « l’avantage militaire compétitif de l’Amérique s’est érodé » face à ce qu’il appelle la « concurrence stratégique interétatique », c’est-à-dire les puissances étatiques rivales. Alors que le document mentionne l’Iran et la Corée du Nord, sa principale préoccupation concerne la Chine et la Russie, dont les actions sont dénoncées avec une hypocrisie sans faille comme visant à « obtenir un droit de veto sur les décisions économiques, diplomatiques et de sécurité des autres nations ». Le désir du Pentagone de « maintenir l’influence américaine et d’assurer des équilibres de pouvoir favorables qui sauvegardent l’ordre international libre et ouvert » signifie que l’utilisation de la force militaire (ou la menace de cette force) contre la Russie et la Chine est un rempart essentiel de la domination économique américaine : « L’échec à atteindre nos objectifs de défense entraînera une diminution de l’influence mondiale des États-Unis, l’érosion de la cohésion entre les alliés et les partenaires, et la réduction de l’accès aux marchés, ce qui contribuera à une baisse de notre prospérité et de notre niveau de vie. »

Il ne s’agit pas simplement d’un cas où le complexe militaro-industriel cherche un nouvel épouvantail (à la place du fondamentalisme islamique) pour justifier la montée en flèche des investissements gouvernementaux ; c’est reconnaître que le déclin de la puissance économique américaine, qui a permis à la fois à la Russie et à la Chine (chacun à sa manière) d’étendre son influence, devra être complété par une confrontation militaire directe. En d’autres termes, le rêve unipolaire est une chose du passé — le cauchemar d’une troisième guerre mondiale commence à prendre forme.

Guerre par procuration en Ukraine et fissures européennes

Un précurseur important — peut-être le déclencheur — de la Troisième Guerre mondiale pourrait s’avérer être la guerre en Ukraine. L’ « opération militaire spéciale » de Moscou, lancée en février 2022, est venue en réponse à l’intervention des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine remontant au moins à 2014 — une intervention qui, dès le début, visait à arracher l’Ukraine au contrôle de Moscou et à affaiblir la Russie.

En 2004, les États-Unis avaient soutenu la soi-disant « Révolution orange », qui avait empêché l’élection du candidat à la présidence Viktor Ianoukovytch, qui était enclin à être amical avec la Russie. Ianoukovytch a finalement réussi à remporter la présidence en 2010 en battant la candidate préférée de l’Occident, Ioulia Timochenko. En février 2014, une guerre civile ouverte a éclaté lorsque Ianoukovytch, qui avait courtisé le soutien de l’Occident, a rejeté un plan de sauvetage d’austérité proposé par l’UE et a demandé de l’aide de la Russie. Les États-Unis ont parrainé le mouvement « Maïdan » qui a renversé Ianoukovytch et installé des éléments amis de l’Occident. Des forces ouvertement fascistes — qui avaient été au centre de Maïdan — ont ensuite été intégrées dans l’armée du pays tandis que le régime chauvin ukrainien à Kiev a adopté des lois visant les russophones de l’est. Moscou a réagi en soutenant secrètement les forces séparatistes dans le Donbass (qui ont rapidement mis en place des gouvernements autonomes dans les Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk [RPD/RPL]) et annexé la Crimée, qui abrite la base navale stratégique russe de la mer Noire à Sébastopol.

Fin 2014 et début 2015, Kiev et Moscou ont signé les accords de Minsk, qui visaient à mettre fin aux combats dans le Donbass. Maintenir les républiques séparatistes du Donbass en Ukraine servait, dans une certaine mesure, les intérêts de la Russie, qui pouvait ainsi conserver son influence dans le pays. Essentiellement, cependant, le cadre de Minsk a permis au gouvernement de Kiev soutenu par l’Occident, qui a ignoré ses obligations et a passé les années suivantes à se battre pour contrôler l’ensemble du Donbass. Comme nous l’avons noté l’an dernier :

« Volodymyr Zelensky a été élu président en 2019 en grande partie en tant que candidat de la paix, mais a rapidement intensifié les tensions et proposé l’Ukraine comme un outil volontaire de l’impérialisme occidental. En juin 2020, l’Ukraine est devenue un “partenaire ‘nouvelles opportunités’” de l’OTAN, fournissant “des troupes aux opérations alliées, y compris en Afghanistan et au Kosovo, ainsi qu’à la Force de réaction de l’OTAN et aux exercices de l’OTAN”. Zelensky, actuellement le chouchou des libéraux occidentaux, a lancé une campagne pour réintégrer de force la RPD et la RPL en Ukraine début 2021. Kiev a fermé les principales chaînes de télévision d’opposition et saisi des biens appartenant à la famille de Viktor Medvedchuk (un oligarque ukraino-russe aligné sur Moscou), y compris un oléoduc. L’ancien conseiller à la sécurité de Zelensky, Oleksandr Danyliuk, a admis que les mesures prises par le président ukrainien visaient explicitement à plaire à l’administration Biden et à “s’inscrire dans l’agenda américain” (Time, 2 février 2022). Alors que le département d’État américain encourageait Kiev, la Russie a réagi en stationnant 3 000 soldats près de sa frontière avec l’Ukraine. En mars 2021, les exercices conjoints Defender-Europe 2021 de l’OTAN se sont déroulés dans toute l’Europe, l’Ukraine étant l’un des pays participants. Ces opérations militaires dirigées par l’armée américaine ont rassemblé quelque 28 000 soldats multinationaux “pour renforcer la préparation et l’interopérabilité entre les États-Unis, l’OTAN et les armées partenaires” en Europe. Le mois suivant, Zelensky a cherché à accélérer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, déclarant que “l’OTAN est le seul moyen de mettre fin à la guerre dans le Donbass. Le MAP [Plan d’action pour l’adhésion] de l’Ukraine sera un véritable signal pour la Russie” (Al Arabiya News, 6 avril 2021). »
—« Ukraine & the Left », 1917 n°45 [anglais]

Les impérialistes occidentaux intégraient clairement l’Ukraine dans l’OTAN, bien qu’ils en empêchassent l’adhésion formelle. L’OTAN s’étendait vers l’Est depuis les années 1990, et les États-Unis ont maintenant des milliers de soldats stationnés en Europe de l’Est, parallèlement à de grands déploiements militaires d’autres États membres à la frontière russe.

Une confrontation militaire directe entre la Russie et l’OTAN a failli être déclenchée en juin 2021 lorsqu’un destroyer de la Royal Navy britannique est passé dans les eaux territoriales revendiquées par la Russie au large des côtes de la Crimée. L’incursion, destinée à envoyer un avertissement clair à la Russie et peut-être à tester ses capacités de réponse, a eu lieu quelques jours seulement avant l’exercice « Sea Breeze 2021 », qui impliquait des membres de l’OTAN (y compris les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et le Canada) envoyant « 5 000 soldats, 32 navires, 40 avions et 18 équipes d’opérations spéciales et de plongée » ostensiblement pour « renforcer la sécurité maritime » dans le bassin d’arrière-cour de la Russie (Ukrinform, 22 juin 2021).

En réponse à cette provocation et à d’autres, la Russie a renforcé ses forces le long de sa frontière avec l’Ukraine. Tout en se préparant à une invasion, Moscou cherchait également à obtenir des assurances de Washington que l’Ukraine ne serait pas autorisée à rejoindre l’OTAN. L’administration Biden a refusé de retirer l’adhésion de la table (bien que l’adhésion officielle de l’Ukraine à l’OTAN ne fût pas en préparation) et Poutine a mordu à l’hameçon, lançant l’invasion le 24 février 2022. Dans les premiers mois du conflit, marqués à la fois par des avancées et des revers pour Moscou, la Russie a englouti quatre territoires ukrainiens (les deux républiques du Donbass plus Zaporijia et Kherson), qui, avec la Crimée, font maintenant officiellement partie de la Fédération de Russie.

Les pays de l’OTAN se sont immédiatement engagés à envoyer des armes et de l’argent à Kiev. À l’époque, nous avons observé :

« La guerre actuelle n’est pas simplement un conflit entre la Russie et l’Ukraine néocoloniale — les vrais protagonistes sont la Russie et l’OTAN. Bien que le gouvernement de Kiev ne puisse pas être considéré comme un simple agent ou mandataire de l’impérialisme occidental car il exerce encore un certain degré d’autonomie, cela diminue rapidement. »
—« Ukraine & the Left », 1917 n°45 [anglais]

Au total, le Congrès américain a, depuis le début de la guerre, alloué plus de 100 milliards de dollars d’aide militaire et autre à l’Ukraine, dont une grande partie sert également de subvention aux sociétés américaines de la « défense ». Dans les coulisses, les forces armées ukrainiennes (qui comprennent toujours des néonazis ouverts) ont essentiellement été transformées en une armée de l’OTAN. L’année dernière, le Wall Street Journal (13 avril 2022) a rapporté que les forces de l’OTAN — y compris du Royaume-Uni et du Canada — avaient « transformé l’armée ukrainienne de haut en bas, des fantassins au ministère de la Défense en passant par les superviseurs au parlement » en fournissant « des cours, des exercices et des exercices impliquant au moins 10 000 soldats par an pendant plus de huit ans ». En plus d’autres matériels de guerre, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne ont promis d’envoyer des chars avancés au régime de Kiev.

Bien que des divergences subsistent entre Kiev et l’OTAN, principalement sur l’étendue de l’aide militaire, il est clair que cette dernière mène la danse. La ministre allemande des Affaires étrangères a récemment laissé échapper que son pays « mène effectivement une guerre contre la Russie » via le mandataire ukrainien de l’OTAN (Newsweek, 25 janvier 2023). Dans un sens, la question n’est pas maintenant de savoir si le conflit en Ukraine est une guerre par procuration entre l’impérialisme occidental et la Russie, mais s’il s’agit simplement d’une guerre par procuration. Dans quelle mesure les forces militaires impérialistes américaines, britanniques, allemandes et/ou occidentales sont-elles présentes en Ukraine et directement impliquées dans la lutte contre la Russie ? Il existe de nombreux rapports selon lesquels cela se produit déjà secrètement, bien que les dirigeants de l’OTAN le nient. Quelle que soit l’implication spécifique de forces extérieures à un moment donné, l’Ukraine est la ligne de front dans la guerre de l’OTAN contre la Russie.

Malgré un accord superficiel entre les dirigeants d’Europe occidentale, la guerre en Ukraine — poussée avec le plus de véhémence par Washington — pose un problème épineux, et des fissures au sein de l’Europe sont déjà visibles. En fait, l’Union européenne est un projet divisé depuis sa création. Il y a deux décennies, nous avons noté ce qui suit :

« L’UE est née à la suite de la tentative ratée d’Hitler d’« intégration européenne » sous la croix gammée en tant que tentative parrainée par les États-Unis de développer des liens économiques et politiques plus étroits entre les grandes puissances d’Europe occidentale. L’objectif stratégique ouvertement contre-révolutionnaire de Washington était de renforcer le capitalisme ouest-européen contre l’Union soviétique et les éléments pro-socialistes indigènes du mouvement ouvrier. La première étape a été la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951, lorsque la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas ont signé le traité de Paris. L’intégration européenne a franchi une étape supplémentaire dans les traités de Rome de 1957, qui ont créé à la fois la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique. En 1986, l’Acte unique européen a élargi le champ d’application de la politique européenne et a cherché à rationaliser le processus décisionnel. L’Union européenne née du traité de Maastricht de 1992 a représenté un approfondissement significatif du projet à travers l’Union économique et monétaire et l’accord sur le lancement de l’euro en tant que monnaie unique. »
—« Imperialist Expansionism & the EU », 1917 n°28 [anglais]

Alors qu’il est en quelque sorte la sage-femme de l’UE, Washington n’a jamais ressenti d’affinité pour le bébé, en particulier son axe de la « vieille Europe », le bloc franco-allemand. La classe dirigeante française a historiquement cherché à utiliser l’UE pour obtenir un plus grand degré d’indépendance vis-à-vis des États-Unis, et a même été froide à divers moments quant à son adhésion à l’OTAN dominée par les États-Unis. Son homologue allemand a été plus à l’aise dans l’alliance tout en cherchant à utiliser une UE en expansion comme cadre pour concurrencer les entreprises américaines sur les nouveaux marchés qui se sont ouverts en Europe de l’Est à la suite des contre-révolutions.

La réaffirmation de la puissance russe sur la scène mondiale et la réponse agressive de Washington ont changé le calcul, mettant à rude épreuve les relations de l’Allemagne avec les autres membres de l’UE et remettant même en question l’avenir non seulement de l’UE, mais de l’OTAN elle-même. Alors que le poids du passé et l’intégration institutionnelle de l’Allemagne dans l’OTAN et l’UE ont étouffé les contradictions pour le moment, elles peuvent encore exploser sans avertissement. L’économie allemande a longtemps dépendu des sources d’énergie russes (depuis l’époque de l’Union soviétique) et le projet européen dans son ensemble repose sur l’accès aux produits énergétiques russes. Comme nous l’avons observé dans « Imperialist Rivalries Escalate » :

« Les capitalistes allemands ont mal réagi aux sanctions occidentales exigées par Washington à la suite des événements en Ukraine en 2014 et ont été piqués au vif par l’annulation par Moscou de l’oléoduc South Stream. L’Allemagne dépend de la Russie pour environ la moitié de ses importations de gaz naturel, 40 % de ses importations de pétrole brut et 30 % de ses importations de charbon, soit un peu plus que les autres pays d’Europe occidentale (New York Times, 11 juillet 2018). Lorsque Trump a provoqué l’Allemagne lors du sommet de l’OTAN de juillet 2018 pour être “captive de la Russie parce qu’elle tire tellement de son énergie de la Russie”, la chancelière Angela Merkel a répondu laconiquement que l’Allemagne “peut faire ses propres politiques et prendre ses propres décisions” (Ibid.). »

Malgré son objectif déclaré de devenir indépendante de l’énergie russe, l’Allemagne n’a pas de bonne alternative, et le désir des entreprises énergétiques américaines de bloquer leurs concurrents russes ne s’accompagne pas d’une capacité à les remplacer complètement. Les capitalistes industriels et d’autres secteurs de la classe dirigeante allemande en sont conscients et ont été mal à l’aise au sujet des sanctions imposées à la Russie. En mars dernier, Siegfried Russwurm, président du principal groupe d’entreprises allemand (la Fédération des industries allemandes), a souligné une complication supplémentaire lorsqu’il a noté qu’un boycott du gaz naturel russe « aurait des ramifications pour toute l’Europe car le réseau gazier du continent n’a pas été conçu pour les flux de gaz d’ouest en est ».

Il est difficile d’analyser les déclarations contradictoires des autorités allemandes. Le 19 janvier, Express a rapporté :

« L’Allemagne prétend avoir complètement coupé les liens énergétiques avec la Russie après avoir été l’un des pays les plus dépendants de ses approvisionnements en Europe. Le ministre allemand des Finances, Christian Lindner, a fait valoir que le pays avait trouvé des alternatives à l’énergie russe et ne dépendait plus de ses importations. Il a déclaré que le pays avait diversifié son bouquet énergétique, mettant la main sur de nouvelles sources d’énergie au milieu de la guerre en Ukraine et des compressions d’approvisionnement de la Russie. »

Quatre jours plus tard, Bloomberg publiait un article qui affirmait le contraire :

« L’Allemagne est encore à des années de remplacer les importations de gaz par gazoduc russe par des capacités de gaz naturel liquéfié, selon les estimations du ministère de l’Économie du pays...
« [I]l faudra jusqu’en 2026 pour que l’Allemagne installe 56 milliards de mètres cubes de capacité nationale d’importation de GNL, à peu près la même qu’elle a importée par gazoduc de Russie en 2021, a écrit le ministère de l’Economie dans une réponse à une série de questions du Parti de gauche. D’ici 2030, ces capacités devraient atteindre 76,5 milliards de mètres cubes, soit environ 80% de la consommation totale de gaz allemand en 2021. »

Dans ce qui équivaut à un acte de guerre non seulement contre la Russie, mais aussi contre l’Allemagne (et d’autres pays de l’UE), les États-Unis ont fait sauter trois des quatre gazoducs Nord Stream vers l’Europe occidentale fin septembre 2022, selon le journaliste d’investigation chevronné Seymour Hersh. Avec cette décision étonnante, Washington espérait empêcher un éventuel retour en arrière de Berlin dans son engagement envers les sanctions américaines contre l’énergie russe (les hivers sont froids en Europe centrale), même si cela signifiait faire chuter les économies européennes — en fait, cela aussi aurait pu faire partie du plan. Le sabotage industriel, sur lequel les États-Unis ont refusé d’enquêter, a également l’avantage de sceller une source majeure de profits pour son rival russe tout en augmentant les revenus de ses propres sociétés énergétiques.

L’hésitation initiale de Berlin à envoyer ses chars Leopard au régime de Kiev, sous la pression à la fois d’un Zelensky plaidant et de ses maîtres à Washington, pourrait être un signe que, malgré la soumission totale de l’actuel chancelier Olaf Scholz, la classe dirigeante allemande est capable d’une volte-face. C’est une possibilité, bien qu’improbable, que les États-Unis forcent par inadvertance l’Allemagne à une alliance avec son ennemi historique, la Russie. Compte tenu des relations économiques et géopolitiques compliquées sur le continent (de nombreux pays situés entre l’Allemagne et la Russie sont, par exemple, redevables aux États-Unis), un tel réalignement de la politique étrangère de Berlin ne serait vraiment concevable que dans le cadre d’une réaffirmation de l’impérialisme allemand agressif en Europe de l’Est, en coordination avec Moscou pour partager le butin — un changement majeur nécessitant un nouveau régime à Berlin.

Le gouvernement allemand actuel est susceptible d’essayer de surmonter la crise ukrainienne et de maintenir ses engagements institutionnels, malgré les difficultés économiques. Quatre jours après le début de la guerre, l’Ukraine a demandé à rejoindre l’UE — une initiative immédiatement soutenue par la Pologne et sept autres pays de l’ancien bloc de l’Est. L’Allemagne et la France ont d’abord exprimé des réticences face à la proposition, mais d’ici juin 2022, elles avaient accepté de soutenir l’adhésion de l’Ukraine en tant que pays candidat. Même si leurs économies sont endommagées par un régime de guerre et de sanctions dont Washington porte la responsabilité principale, l’Allemagne et la France ne possèdent pas aujourd’hui les configurations politiques internes qui leur permettraient de sortir du cadre actuel.

Affronter la Chine sur le « théâtre indo-pacifique »

En janvier, le général quatre étoiles de l’US Air Force, Mike Minihan, a envoyé un mémo à ses officiers dans lequel il prédisait que les États-Unis seraient en guerre avec la Chine à propos de Taïwan « en 2025 ». En février, le président Biden a ordonné à l’armée de l’air d’abattre ce que les responsables américains ont prétendu être un ballon « espion » chinois au milieu d’une campagne d’hystérie publique provoquée par les médias d’entreprise. Ces événements ne sont que les plus récents d’une longue série de provocations. Une décennie avant que Biden n’accède à la présidence, son ancien patron, Obama, a envoyé un message clair à Pékin :

« J’ai demandé à mon équipe de sécurité nationale de faire de notre présence et de notre mission en Asie-Pacifique une priorité absolue. En conséquence, les réductions des dépenses de défense américaines ne se feront pas — je le répète, ne se feront pas — au détriment de l’Asie-Pacifique. En effet, nous modernisons déjà la posture de défense de l’Amérique dans toute la région Asie-Pacifique. Il sera plus largement réparti, ce qui maintiendra notre forte présence au Japon et dans la péninsule coréenne, tout en renforçant notre présence en Asie du Sud-Est. »
—Archives du site web de la Maison Blanche d’Obama, 17 novembre 2011

La stratégie de Washington consiste à encourager les divisions internes au sein de la Chine, comme son parrainage en 2019 des manifestations pour la « démocratie » à Hong Kong (voir « Defend China against Pro-Imperialist ‘Democracy’ Campaign! », 1917 n°42 [anglais]). L’engagement du gouvernement américain envers la « démocratie » à Hong Kong est aussi vide que sa préoccupation feinte pour le prétendu « génocide » des Ouïghours au Xinjiang — les deux ont été utilisés comme armes pour isoler Pékin sur la scène internationale. Il est possible que les impérialistes américains soient assez stupides pour invoquer l’une ou l’autre de ces questions ou les deux comme prétexte « humanitaire » pour utiliser leur « forte présence » dans la région pour intervenir militairement (peut-être découvriront-ils que Xi est un « Hitler chinois »).

En juillet 2020, le secrétaire d’État de l’époque, Mike Pompeo, a prononcé un discours politique majeur dans lequel il a articulé la rupture de Washington avec l’approche infructueuse des administrations précédentes pour renverser la révolution chinoise : « Nous devons inciter la Chine à changer de manière plus créative et affirmée, car les actions de Pékin menacent notre peuple et notre prospérité. » En fait, la politique visant à saper les relations de la Chine avec ses alliés régionaux et à renforcer la présence militaire américaine avait déjà commencé sous Obama et même George W. Bush. Dans son premier discours de politique étrangère en tant que président (4 février 2021), Biden a promis de « relever directement les défis posés par [sic] notre prospérité, notre sécurité et nos valeurs démocratiques par notre concurrent le plus sérieux, la Chine », s’engageant à « faire face aux abus économiques de la Chine ; contrer son action agressive et coercitive ; pour repousser l’attaque de la Chine contre les droits de l’homme, la propriété intellectuelle et la gouvernance mondiale ». Un haut responsable de l’administration a reconnu au Wall Street Journal (10 juin 2021) que Biden poursuivait effectivement une grande partie de la politique de son prédécesseur à l’égard de la Chine parce qu’« une partie du travail de l’administration Trump était essentielle ».

Washington considère les récents efforts de développement chinois en Eurasie et en Afrique, ainsi que la formidable capacité militaire de Pékin, comme une menace pour la « prospérité américaine », c’est-à-dire la capacité des entreprises américaines à exploiter les populations et les ressources naturelles du monde. Le résumé de la Stratégie de défense nationale 2018 met en garde :

« La Chine tire parti de la modernisation militaire, des opérations d’influence et de l’économie prédatrice pour contraindre les pays voisins à réorganiser la région indo-pacifique à leur avantage. Alors que la Chine poursuit son ascension économique et militaire, affirmant sa puissance grâce à une stratégie à long terme de l’ensemble de la nation, elle continuera à poursuivre un programme de modernisation militaire qui vise l’hégémonie régionale indo-pacifique à court terme et le déplacement des États-Unis pour atteindre la prééminence mondiale à l’avenir. »

Le Pentagone identifie « l’Indo-Pacifique » (englobant environ la moitié de la population mondiale) comme l’une des trois régions clés, avec l’Europe et le Moyen-Orient, dans lesquelles les États-Unis doivent chercher à maintenir leur capacité à projeter leur puissance militaire. Il s’est également régulièrement ingéré dans l’organisation de régimes favorables aux entreprises américaines en Afrique et en Amérique du Sud.

Au total, « les États-Unis ont environ 800 bases militaires officielles dans 80 pays, un nombre qui pourrait dépasser 1 000 si vous comptez les troupes stationnées dans les ambassades et les missions et les bases dites “étangs de nénuphars” » (The Nation, 24 janvier 2018). Depuis leur défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont considéré le Pacifique comme une sphère d’influence qu’ils administrent conjointement avec leurs partenaires impérialistes juniors, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (et le Japon lui-même), maintenant une série de bases militaires dans l’arrière-cour de la Chine. Le Pentagone a une présence de plus de 375 000 civils et militaires dans la région Asie-Pacifique, dont 50 000 soldats au Japon. Plus de 28 000 soldats américains sont stationnés en Corée du Sud équipés d’avions de combat et de technologies de missiles antibalistiques. Parmi les autres hôtes clés des troupes américaines figurent l’Australie et le territoire américain de Guam. La nation insulaire des Palaos a récemment « invité » les États-Unis à y établir des bases militaires pour contrer l’influence croissante de la Chine.

Pourtant, tout le monde dans la région n’est pas désireux de peindre une cible « rouge, blanche et bleue » sur son front. Lorsque le Pentagone a annoncé qu’il cherchait à placer des missiles terrestres à portée intermédiaire capables de contrer la puissance de feu chinoise dans le Pacifique, même les alliés régionaux traditionnels tels que le Japon ont rechigné à l’idée d’être pris dans la ligne de mire (Los Angeles Times, 10 juin 2020). En 2020, les Philippines (longtemps un État vassal américain) ont annoncé qu’elles mettraient fin à l’accord sur les forces en visite qui permettait aux États-Unis d’utiliser des bases philippines et de mener des exercices militaires conjoints dans le pays. Cependant, la récente élection d’un nouveau président, Ferdinand Marcos Jr., a ramené les Philippines dans le rang, permettant aux États-Unis d’étendre leur présence militaire afin de contrer la Chine.

La domination de la mer de Chine méridionale est devenue un point focal de l’agression américaine contre la Chine. L’« Approche stratégique des États-Unis à l’égard de la République populaire de Chine » de 2020 stipule :

« Dans le cadre de notre programme mondial d’opérations de liberté de navigation, les États-Unis repoussent les affirmations hégémoniques et les revendications excessives de Pékin. L’armée américaine continuera d’exercer son droit de naviguer et d’opérer partout où le droit international le permet, y compris en mer de Chine méridionale. Nous défendons les alliés et les partenaires régionaux et fournissons une assistance en matière de sécurité pour les aider à renforcer leurs capacités à résister aux tentatives de Pékin d’utiliser ses forces militaires, paramilitaires et d’application de la loi pour contraindre et gagner dans les différends. »

Le facteur clé dans la mer de Chine méridionale est Taïwan, où la bourgeoisie chinoise a décampé après sa défaite dans la révolution sociale de 1949. Depuis l’administration Nixon, la politique étrangère américaine a maintenu la soi-disant Politique d’une seule Chine, par laquelle Washington reconnaît le gouvernement du PCC à Pékin comme le seul régime dans toute la Chine (y compris Taïwan), bien que Taipei maintienne que Taïwan est la « République de Chine » sans déclarer officiellement l’indépendance. La politique « pragmatique » d’une seule Chine n’est pas une approbation américaine des revendications de Pékin sur Taïwan, un territoire qui a bénéficié de l’aide des États-Unis au fil des décennies, en particulier dans le domaine de la sécurité. Washington entretient des liens avec le gouvernement de Taipei via « l’Institut américain de Taïwan », officiellement une société privée mais servant d’ambassade de facto depuis 1979.

En 2016, Tsai Ing-wen, du Parti démocrate progressiste séparatiste, est devenue présidente de Taïwan. Apaisant l’aile indépendantiste la plus dure de son parti, elle a tergiversé sur son soutien au « Consensus de 1992 » qui a régi les relations entre les deux rives du détroit pendant un quart de siècle. Au lieu de tirer la laisse sur son chien taïwanais comme elle l’avait fait dans le passé, la Maison Blanche d’Obama a soutenu Tsai comme contrepoids à la Chine.

L’administration Trump a poursuivi cette politique. Dans son discours de juillet 2020, Pompeo a déclaré :

« Et donc notre département de la Défense a intensifié ses efforts, les opérations de liberté de navigation à l’extérieur et à travers les mers de Chine orientale et méridionale, ainsi que dans le détroit de Taiwan. Et nous avons créé une force spatiale pour aider à dissuader la Chine d’agresser cette dernière frontière. »

La soi-disant campagne de « liberté de navigation » impliquait l’envoi « des porte-avions USS Nimitz et USS Ronald Reagan, ainsi que des dizaines d’avions, de croiseurs, de destroyers et d’un bombardier B-52, pour mener des exercices navals » près de Taïwan (voir « Provoking China », 1917 n°43 [anglais]). Reprenant là où Trump s’était arrêté, Biden a envoyé Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants, à Taïwan en août dernier avec plusieurs navires de guerre et une flottille d’avions de combat. Le successeur républicain de Pelosi, Kevin McCarthy, prévoit un voyage similaire plus tard cette année. L’objectif de Washington est de démembrer la Chine et de la soumettre à la soumission. C’est un fantasme dangereux — une autre poudrière prête à exploser dans une guerre mondiale.

Pour que la révolution ouvrière écrase l’impérialisme !

Tout en n’assumant aucune responsabilité pour la caste stalinienne qui contrôle l’État ouvrier chinois déformé, les marxistes préconisent la défense inconditionnelle du pays contre les attaques impérialistes et la contre-révolution intérieure. Notre perspective est celle d’une révolution politique prolétarienne pour placer le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière chinoise. Une telle révolution ne changerait pas fondamentalement le caractère centralisé de l’économie chinoise, mais elle introduirait la démocratie à la fois dans la planification et la consommation. Cela impliquerait également l’expropriation de la couche de capitalistes chinois qui a été autorisée à se développer, ainsi que des sociétés étrangères qui ont utilisé la classe ouvrière du pays comme source de main-d’œuvre bon marché à exploiter. Un gouvernement bolchevique-léniniste en Chine chercherait à transformer l’État ouvrier en une lueur d’espoir pour le monde — un centre d’organisation pour les révolutions socialistes dans le monde entier.

Notre défense de la Chine ne s’étend pas à son allié impérialiste, la Russie. Les marxistes sont favorables à la défaite militaire de toutes les puissances impérialistes dans toute confrontation directe ou guerre par procuration, comme en Ukraine aujourd’hui. De même, dans une future guerre mondiale opposant n’importe quelle configuration de pays impérialistes, nous appelons les travailleurs des États belligérants à « retourner leurs armes ». Cette perspective, connue sous le nom de défaitisme révolutionnaire, remonte à la politique de Lénine pendant la Première Guerre mondiale. Cinq ans avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky expliquait :

« La formule de Lénine selon laquelle “la défaite est le moindre mal”ne signifie pas que la défaite d’un pays donné est un moindre mal que celle du pays ennemi, mais qu’une défaite militaire résultant du développement du mouvement révolutionnaire est infiniment plus bénéfique pour le prolétariat et le peuple tout entier qu’une victoire militaire assurée par la “paix civile”. Karl Liebknecht a donné une formule, qui n’a pas été dépassée, de la politique prolétarienne en temps de guerre : “L’ennemi est dans notre propre pays”. La révolution prolétarienne victorieuse non seulement guérira les plaies causées par la défaite, mais créera également la garantie ultime contre les guerres et les défaites à venir. Cette attitude dialectique à l’égard de la guerre est l’élément le plus important de la formation révolutionnaire, et donc, également, de la lutte contre la guerre. »
— « La guerre et la IVe Internationale » (1934)

La notion de Liebknecht guide les marxistes occidentaux à mettre l’accent sur la lutte pour la défaite des impérialistes de l’OTAN, tout comme les marxistes en Russie se concentreraient sur le règlement de comptes avec la classe dirigeante russe. Les gauchistes qui embrassent les objectifs de guerre d’une classe dirigeante impérialiste se montrent incapables d’articuler un programme révolutionnaire.

Que ce soit en Chine ou dans les pays impérialistes, la clé pour obtenir le pouvoir ouvrier — la clé pour éviter la guerre mondiale — est la construction d’un parti communiste international. Il est du devoir urgent des révolutionnaires partout dans le monde d’unir leurs forces pour construire un tel parti autour d’un programme cohérent et authentiquement marxiste. La menace aiguë de la Troisième Guerre mondiale qui plane au-dessus de nos têtes peut s’atténuer pendant un certain temps, mais le danger sera toujours présent tant que le capitalisme persistera. Ce n’est qu’en gagnant la classe ouvrière à la lutte pour renverser ses oppresseurs que l’humanité pourra survivre. La tâche est d’une difficulté et d’une importance historiques ; cela signifie que nous devons « faire naître un nouveau monde depuis les cendres de l’ancien », comme l’envisageait l’intemporelle chanson Wobbly « Solidarity Forever ». Elle exige des révolutionnaires qu’ils mettent de côté le sectarisme et rejettent l’opportunisme — qu’ils ne craignent pas d’être impopulaires quand les masses sont encore sous l’hypnose de la propagande impérialiste et de l’idéologie bourgeoise. Il faut que les révolutionnaires étudient attentivement les leçons du passé et interviennent hardiment dans le mouvement ouvrier, luttant pour rendre la vérité populaire.