La peine de mort aux Etats-Unis

La Proposition 34 : pourquoi les marxistes ont voté « non »

Le texte suivant est traduit d’un article qui a paru dans 1917, édition anglaise, n° 35, 2013.


Le 6 novembre 2012, les Californiens ont rejeté la « Proposition 34 » (dénommée « Initiative pour une Californie sûre »), qui aurait converti toute condamnation à mort en sentence de prison à vie sans possibilité de liberté conditionnelle (PVSPL). Adversaires de la peine de mort, en principe les marxistes soutiennent une mesure ayant pour objet l’élimination de cette forme barbare de punition, de tout temps révélatrice de l’iniquité de la « justice américaine ». En 1972, William O. Douglas, juge de la Cour suprême US, avouait : « C’est en vain que l’on voudrait trouver dans nos annales l’exécution d’un quelconque membre de la strate nanti de cette société. On donne aux Leopold et aux L½b [deux jeunes tueurs aisés des années 1920] des peines de prison, et non pas des sentences de mort ».

Alors que nous soutenons l’abolition de la peine de mort, nous reconnaissons que la suppression du meurtre d’Etat ne changera pas le caractère raciste d’un système juridique qui, par-dessus sa partialité à l’égard des classes, ne se cache pas de traiter les noirs et les Latinos beaucoup plus sévèrement que les blancs. Or, les auteurs « de gauche » de la Proposition 34, quant à eux, dans une tentative servile pour gagner un soutien dans la « communauté des forces de l’ordre », ont donné leur caution pour retirer les fonds publics destinés aux avocats représentant les détenus dans des affaires d’habeas corpus une fois que les peines de ces derniers seraient converties en PVSPL. Plutôt que de souligner l’inhumanité et l’injustice de la peine de mort, ils ont cherché à faire passer l’abolition en la présentant comme une belle occasion pour réduire les dépenses publiques et soulager les contribuables. La section 2,5 de la proposition faisait valoir que les économies occasionnées par un processus d’appel tronqué pourraient servir à l’embauche de flics et de juges supplémentaires : « En remplaçant la peine de mort par la prison à vie sans possibilité de liberté conditionnelle, nous économiserions pour l’Etat un milliard de dollars sur une période de cinq ans sans avoir à relâcher un seul prisonnier—milliard de dollars que l’on pourrait affecter au maintien de l’ordre&hellip ; »

A l’heure actuelle, quiconque se trouve reconnu coupable d’un crime susceptible d’entraîner son exécution passe par un procès spécial pour déterminer s’il faut imposer la peine de mort. Dans cette seconde phase, dite « de pénalité », un jury doit peser certaines circonstances atténuantes et les confronter aux facteurs aggravants spécifiques. Pour mener à une exécution, la décision doit être unanime. Avec l’adoption de la Proposition 34, tout accusé reconnu coupable d’un crime susceptible auparavant d’entraîner la peine de mort aurait été condamné automatiquement à la PVSPL. En plus d’éliminer la phase de pénalité, la Proposition 34 aurait également converti en PVSPL les peines de plus de 700 détenus actuellement dans le couloir de la mort.

Aujourd’hui dans cet Etat, un prisonnier condamné à mort a le droit de contester la décision. Il y a, d’abord, « l’appel direct », basé sur le compte-rendu écrit du procès initial. Ensuite, on peut faire une pétition d’habeas corpus dans les cours de Californie. Dans l’éventualité de l’échec des deux options, le prisonnier est en droit de procéder à une pétition d’habeas corpus au niveau fédéral. Ces démarches permettent d’avancer des contestations portant sur divers points, dont la discrimination raciale dans la sélection des jurés ainsi que le non respect de l’équité procédurale ou judiciaire. Elles fournissent pareillement des occasions pour présenter des nouvelles preuves d’innocence, avantage énorme dans un système connu à la fois pour ses coups montés contre ses adversaires politiques (tels que Mumia Abu-Jamal et Geronimo Pratt) et pour ses condamnations injustifiées d’autres innocents. D’après Amnesty International, « Depuis 1973, on a relâché plus de 130 détenus de couloirs de la mort à travers le pays grâce à la démonstration de leurs condamnations injustifiées ».

Selon la constitution, les prisonniers condamnés à la peine de mort aux Etats-Unis ont droit à une représentation juridique gratuite dans les affaires d’habeas eu égard au caractère irrévocable de l’exécution capitale. Avec l’adoption de la Proposition 34, ceux dont la condamnation à mort aurait été convertie en PVSPL auraient également perdu leur droit à une représentation juridique payée par l’Etat dans les procès d’habeas auxquels ils ont aujourd’hui droit. Déchéance qui les aurait laissés sans recours réel pour contester leurs peines, vu les coûts prohibitifs demandés par les avocats très expérimentées et aux connaissances nécessaires spécialisées, seuls aptes à entreprendre les litiges d’habeas, lesquels sont hautement compliqués et chronophages. Actuellement, la Californie paye des avocats privés qualifiés pour représenter des condamnés à mort indigents dans des affaires d’habeas, et accorde 13,5 millions de dollars par an à l’Habeas Corpus Resource Center [Centre de ressources habeas corpus] pour les prendre en charge. La Proposition 34 aurait réaffecté ces mêmes fonds à des flics et des magistrats afin de « résoudre des cas non résolus », avec pour résultat inévitable encore d’autres coups montés contre des innocents et de nouveaux obstacles aux services d’aide juridique surmenés et sous-financés. Depuis maintenant des décennies, le droit d’habeas corpus fait face à une attaque bipartite, dont le premier volet a été l’Antiterrorism and Effective Death Penalty Act [Loi antiterroriste et en faveur d’une peine de mort efficace] de Bill Clinton et qui se poursuit aujourd’hui sous la houlette de la National Defense Authorization Act [Loi pour l’autorisation de la défense nationale] de Barack Obama, laquelle permet la « détention indéfinie » de citoyens US. Le passage de la Proposition 34 aurait représenté la continuation de cet effort.

Alors qu’à la base, la Proposition 34 était une initiative du genre « lock ’em up and throw away the key » [Enfermez-les et jetez la clé], il stipulait aussi en vertu de l’article 190 du code pénal de la Californie :

« Il sera exigé que toute personne déclarée coupable de meurtre et frappée d’une peine en vertu de cet article fasse, au sein d’une prison de haute sécurité et tous les jours sans exception, le nombre d’heures de travail loyal que stipuleront les réglementations du Department of Corrections and Rehabilitation [Département gouvernemental responsable des prisons] en vertu de l’article 2 700. Dans l’éventualité que le prisonnier doive une amende ou une ordonnance de restitution, le secrétaire du Department of Corrections and Rehabilitation déduira de l’argent du salaire ainsi que des dépôts dans le compte en fidéicommis du prisonnier et transférera ces fonds&hellip ; »

Cette disposition autorise sans équivoque les autorités pénitentiaires à contraindre certains détenus à travailler jusqu’à sept jours par semaine, 365 jours par an pour le reste de leurs vies, et cela avec peu ou pas de rémunération, ni même la protection élémentaire assurée théoriquement par les règlements du travail. De fait, la Proposition 34 aurait, dans les faits, condamné les habitants actuels du couloir de la mort à un esclavage légal.

Compte tenu de l’offre, il n’est guère surprenant que bon nombre de ceux qui ris-quaient d’en être le plus touchés aient vivement rejeté la Proposition 34. La Campaign to End the Death Penalty [Campagne pour mettre fin à la peine de mort] a demandé par courriel l’avis de 220 détenus du couloir de la mort. Des 50 qui ont pu répondre, 46 encourageaient à voter « non » alors que seulement quatre soutenaient le « oui ». Kevin Cooper, détenu du couloir de la mort connu pour son activisme, a écrit que la Proposition 34 « nous ramène en arrière quant à notre capacité à contester nos peines » (San Francisco Bay View, 5 juin 2012). Parmi les autres habitants du couloir de la mort qui ont présenté en détail les raisons de leur opposition à la Proposition 34 : Jarvis Jay Masters, Correll Thomas et Darrell Lomax.

Mais c’était une tout autre histoire pour les militants de gauche de Californie, nombreux à soutenir la Proposition 34. A en croire certains, étant donné que la « justice » s’efforce d’éterniser les procédures d&rsquo ;habeas, et que ceux-ci ne manquent jamais d’être inéquitable envers les noirs et autres opprimés, on ne perdrait presque rien à convertir indifféremment toute peine de mort en PVSPL. Par exemple, la Spartacist League prétendait que, comme la plupart des auditions d’habeas ne mènent pas à la cassation de la condamnation à mort, « les appels contre la peine de mort servent essentiellement à conférer un semblant de “bonne et due forme” », et signalait que « Des 970 personnes condamnées à mort en Californie depuis 1978, seules 54 ont obtenu un nouveau procès à terme de ces appels ; 32 autres prisonniers dans le couloir de la mort sont morts dans l’attente d’une décision » (Workers Vanguard, 28 septembre 2012). Au cours de la même période, la Californie a procédé à 13 exécutions, dont la der-nière en 2006.

Alors que, au niveau de cet Etat, 90 pour cent des contestations basées sur l’habeas sont rejetées, au niveau fédéral les contestations en provenance de la Californie sont jugées valables dans 70 pour cent des cas entendus (voir Gerald F. Uelmen, « Death Penalty Appeals and Habeas Proceedings: The California Experience »). C’est pourquoi Cooper et tant d’autres détenus au couloir de la mort ne veulent pas troquer une chance de gagner leur liberté contre une condamnation à perpétuité garantie. L’une des contradictions les plus criantes dans la campagne en faveur de la Proposition 34 est que, pour soutenir son abolition, ses partisans soulignaient que la peine de mort mène à l’exécution d’innocents ; partisans qui acceptaient de voir ces mêmes innocents condamnés à la prison à vie dans de véritables bagnes pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.

Marxistes, nous refusons dans son ensemble le système juridique bourgeois, mécanisme pour servir et protéger les intérêts de la classe capitaliste. Nous reconnaissons que les op-primés ne peuvent pas espérer de la justice des tribunaux capitalistes. Or, parallèlement, nous défendons résolument les droits démocratiques limités gagnés au cours des luttes passées. Alors qu’on a présenté la Proposition 34 comme moyen pour mettre fin à la peine de mort, elle se ramène en réalité à une tentative de gagner un soutien populaire pour la restriction de libertés civiles clés. Par malheur, il paraît qu’une grande partie de l’extrême gauche est tombée dans ce piège so-cial-démocrate.

Le cas de Mumia Abu-Jamal illustre beaucoup des problématiques touchées par la Proposition 34. Les injustices subies par Mumia au cours des années—le non-respect des règles procédurales par des juges et des procureurs, une représentation légale incompétente, la discrimination raciale dans la sélection des jurés—, peuvent toutes être contestées dans des procédures d’habeas. Le fait que l’audience post-condamnation [Post-Conviction Relief Hearing] de Mumia fut sabotée par ses avocats, Leonard Weinglass et Daniel Williams, qui ont refusé de présenter de nouvelles et fortes preuves de son innocence, absentes lors de son procès initial (voir The Case of Mumia Abu-Jamal), ne diminue nullement l’importance de défendre le droit des injustement condamnés à faire de tels appels.

Les partisans de la « gauche » qui ont plaqué Mumia l’ont fait, dans bien des cas, pour ne pas devoir faire face aux implications que cela entraine pour la « justice » américaine, et l’odeur de coup monté qui la suit. En 2010, le directeur de Death Penalty Focus [Gros plan sur la peine de mort], l’organisation à l’origine de la Proposition 34, a tramé avec d’autres l’exclusion de Mumia du Quatrième congrès mondial contre la peine de mort en Suisse. Ils voulaient écarter Mumia du mouvement contre la peine de mort en raison de la haine venimeuse qu’il inspire au Fraternal Order of Police [Ordre fraternel des policiers]. Leur stratégie était de trouver un terrain d’entente avec les droitistes pro-« maintien de l’ordre », en faisant valoir l’intérêt économique de l’élimination de la peine de mort et en minimisant la partialité raciale et de classe dont est pétri le prétendu système de justice pénale.

La peine de mort a été abolie dans plusieurs Etats des USA, et l’on peut certainement la faire abolir en Californie. Mais pour y arriver il faudra une campagne qui éclaire la population sur le racisme et le barbarisme de la peine de mort, ainsi que sur la façon injuste et partiale dont elle est appliquée—bref, une campagne qui tienne tête au matraquage « maintien de l’ordre » au lieu de systématiquement déposer les armes. Militer contre la peine capitale peut s’avérer une précieuse occasion pour populariser la critique marxiste de la légalité bourgeoise et du système social capitaliste qu’elle protège. Mais ce n’était pas là le contenu de la Proposition 34, et l’échec de ce « marché avec le diable » à l’intention des flics et du parquet démontre la nullité politique de la stratégie réformiste.

Dans le cas d’un référendum sur l’abolition de la peine de mort for-mulé sans équivoque et qui ne comportait pas les clauses répressives de la Proposition 34, un révolutionnaire aurait dû, bien sûr, voter « oui ». C’est une bonne chose que la Proposition 34 ait échoué : adoptée, elle risquait de devenir un modèle pour des campagnes analogues dans d’autres Etats. Les révolutionnaires disposent maintenant de l’occasion pour intervenir dans le mouvement contre la peine de mort et tirer les leçons appropriées de la défaite de la Proposition 34 afin montrer la voie à suivre pour abolir la peine capitale en Californie et dans le reste des Etats-Unis.

Les révolutionnaires doivent agir en « tribuns du peuple », en s’opposant à toute injustice créée par la société capitaliste tout en hâtant le renversement de ce système social inique. C’est la raison pour laquelle, en Californie le 6 novembre 2012, les militants de la TBI ont voté « non » à la Proposition 34.