La Grèce reste l’épicentre de la lente implosion économique et politique de l’Europe. Les élections en juin 2012 n’ont rien apporté de plus dans la résolution de la crise, et la Grèce demeure profondément divisée. D’un côté, le parti fasciste « Aube dorée » connaît une croissance rapide, alors que de l’autre, un puissant virage électoral s’est produit en faveur de Syriza (Coalition de la gauche radicale). L’espace de quelques semaines, l’on aurait pu croire que Syriza sortirait du scrutin comme la force principale au parlement. Or, le gouvernail a fini par tomber entre les mains de Nouvelle démocratie (ND), en coalition avec les réformistes de la Gauche démocrate ainsi que l’ex parti au pouvoir, le Pasok (Mouvement socialiste panhellénique, section grecque de l’Internationale socialiste).
L’empressement du nouveau gouvernement à appliquer les mesures d’austérité exigées par la Troïka détestée (Commission eu-ropéenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) ne ralentit en rien la descente aux enfers de l’économie du pays. La majorité des Grecs sont très inquiets pour leur avenir, et beaucoup sont en colère. Or, à ce jour, les dirigeants syndicaux n’ont pas fait le moindre effort pour amorcer une sérieuse résistance organisée. Ils ont plutôt préféré programmer une vingtaine de journées de grèves générales bidons, conçues essentiellement pour défouler leur base.
Les salaires des travailleurs en Grèce ont chuté d’un tiers depuis 2010, alors que les taxes sur les produits de consommation n’ont cessé d’augmenter. Pendant la même période le PIB grec a diminué de presque un quart, avec comme conséquence une augmentation de la proportion dette gouvernementale brute / PIB (de 140 pour cent à 170 pour cent), et ce malgré la mise en vigueur de mesures d’austérité impitoyables. Le taux de chômage officiel s’élève aux alentours de 25 pour cent, et plus de la moitié des jeunes ne trouvent pas d’emploi. Tous les services publics ont essuyé des réductions drastiques. Dans un reportage de la BBC, un praticien décrit l’impact de l’austérité sur le système des soins :
« A mon avis il va s’effondrer, fait valoir le docteur Kanakis, et sans tarder. Parce qu’avec de plus en plus de réductions de services, même les gens gravement malades n’arrivent pas à se faire soigner ; idem pour ceux qui bénéficient de la sécurité sociale. Ma mère reçoit une pension de 500 euros et ce mois-ci devait payer l’impôt spécial sur l’austérité, que l’on prélève sur sa facture d’électricité. Il se monte à 350 euros. Elle est âgée de 80 ans. Donc allez savoir comment elle va survivre. »
—BBC, 17 février 2012
Pour beaucoup de travailleurs la vie devient insupportable. Dimitris Christoulas, retraité qui s’est donné la mort en avril 2012 sur la Place Syntagma d’Athènes, a expliqué dans une lettre d’adieu qu’il était tout simplement incapable de supporter la perspective de passer le reste de sa vie à chercher son pain dans les poubelles.
C’est une toute autre histoire pour ceux au sommet, à l’exemple de Spiros Latsis, propriétaire d’une compagnie maritime qui détient 7,5 milliards d’euros en obligations grecques. Latsis compte également à son actif 40 pour cent des actions de la raffinerie de pétrole nationale de Grèce, ELPE (Pétrole hellénique), de même qu’une importante société immobilière (Lamda) impliquée dans la provocation de feux de forêts visant à déboiser des terrains en vue de les « redévelopper » par la suite. Latsis et ses congénères bénéficient depuis longtemps d’un système d’imposition grotesque de par sa partialité en faveur des riches :
« Les armateurs grecs, forts de l’exonération des impôts sur leur bénéfices, et qui possèdent au bas mot 15 pour cent du fret maritime mondial, se montrent eux aussi discrets. Avec leurs fortunes bien cachées à l’étranger, les quelques 900 fa-milles qui gèrent le secteur disposent de la plus grande flotte au monde. Plus grande source de devises étrangères pour Athènes derrière le tourisme, cette industrie a versé plus de 175 milliards de dollars au pays en revenus non imposés au cours de la dernière décennie. La dette grecque s’élève actuellement à 280 milliards d’euros. »
—Guardian, 13 juin 2012
Peu convaincus par l’horizon économique, les capitalistes grecs ont pris le parti de protéger leur avoir en l’envoyant ailleurs :
« On estime à 8 milliards d’euros l’argent dégorgé en mai par le système bancaire grec devant l’incertitude grandissante sur son avenir au sein de la zone euro. On parle de quelque 4 milliards supplémentaires retirés au cours des deux dernières semaines, ce qui s’ajoutent aux 20 milliards que l’on aurait évacués depuis le début de la crise en fin 2009. A en croire certaines histoires qui fusent de partout, les plus riches enverraient leurs femmes et amis proches “faire leurs courses” en Suisse et Chypre pour escamoter les trésors secrets cachés dans les banques. »
—Ibid.
Une partie de l’énorme dette publique actuelle est due à un gigantesque programme de réarmement entrepris par la bourgeoisie grecque en prévision d’un possible conflit armé avec la Turquie autour de la Chypre :
« Au cours de la dernière décennie, la Grèce—avec une popula-tion de 11 millions d’habitants—, s’est faite l’un des cinq principaux importateurs d’armes au monde. La plupart de cet équipement hors de prix, dont des sous-marins, des chars d’assaut et des avions de combat, a été fabriquée en Allemagne, France et même aux Etats-Unis.
« Les achats d’armes dépassaient la capacité d’absorption de la Grèce, et cela même avant que ne sévisse la crise en 2009. On a acheté d’Allemagne plusieurs centaines de chars de combat Léopard, sans avoir l’argent pour acquérir les munitions nécessaires à leurs canons. Même en 2010, alors qu’il était impossible d’ignorer l’ampleur du désastre financier, la Grèce obtenait de l’Allemagne 223 howizters [obusiers] et un sous-marin, au prix de 403 millions d’euros.
« Pour se conformer au nouvel engagement visant à la renflouer, la Grèce promet de réduire ses dépenses militaires de quelque 400 millions d’euros. Jusqu’ici, les dirigeants de la zone euro se sont montrés bien plus tolérants envers la facture de l’armée grecque—alors même qu’elle s’élevait à deux fois la moyenne par rapport au PIB d’un pays de l’OTAN—, qu’ils ont pu l’être par le passé devant des dépenses excessives sur des systèmes de santé ou de pension. »
—Independent, 20 février 2012
L’un des caractères distinctifs de la classe dirigeante grecque—qu’elle partage d’ailleurs avec beaucoup de ses analogues en Amérique latine—, est une tendance de recourir à la répression militaire pour mater des mouvements populaires. En 1936, elle épaulait le putsch du général royaliste Ioannis Metaxas pour établir une dictature militaire qui n’a pris fin qu’en 1941 lors de l’invasion des forces d’Hitler. En 1967 l’armée s’est une nouvelle fois emparée du pouvoir, et la Grèce a gémi sous le brutal « régime des colonels » jusqu’en 1974.
Depuis lors la bourgeoisie grecque trouve plus efficace d’exercer son pouvoir derrière une façade démocratique, avec le concours d’une direction syndicale serviable et procapitaliste. La Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE), qui représente les travailleurs du secteur privé, tient une partie de son budget de l’Etat et entretient des liens étroits avec le Pasok. En juillet 2010, lorsque des routiers ont entrepris une grève puissante pour défendre le monopole d’embauche du syndicat dans une entreprise, les dirigeants syndicaux y ont coupé court après que leurs alliés dans le Pasok aient envoyé l’armée la briser. La bureaucratie préfère la collaboration à la lutte des classes et cherche uniquement à modérer les exigences du capital financier. Ainsi, « Affirme le président de la GSEE, Yannis Panagopoulos, lors d’une conférence de presse : “Un accord commun règne parmi les partenaires sociaux. Le gouvernement est tenu à le respecter, et à pousser nos créanciers à le respecter à leur tour” » (Wall Street Journal online, 2 février 2010).
En 1981, lors de l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne, peu de ses producteurs étaient compétitifs. Dès lors, on assista au redoublement de la proportion d’investissements direct de l’étranger par rapport aux investissements extérieurs des capitalistes grecs. Le pays a commencé à importer la plupart de ses produits de première nécessité, pendant que le secteur public assurait la plupart de son financement d’emprunts extérieurs. La productivité du travail est relativement basse si l’on compare avec le noyau impérialiste de l’UE, non pas à cause de la prétendue indolence des travailleurs grecs, invention des démagogues bourgeois, mais plutôt en raison d’une plus faible composition organique du capital—c’est-à-dire, une technologie moins sophistiquée et une infrastructure relativement sous-développée. En fait, au cours des dernières années les travailleurs grecs ont travaillé plus que la majorité de ceux de l’UE, pour permettre à leurs employeurs de jouir d’un taux de profit comparable à celui de leurs homologues européens. En 2008, le travailleur grec moyen a pointé 2 051 heures de travail, contre 1 659 en Grande-Bretagne, 1 492 en France et 1 422 en Allemagne (OCDE, OECD StatExtracts).
Bien que l’appartenance de la Grèce à l’UE ait aggravée la domination exercée par le capital impérialiste sur la bourgeoisie autochtone, elle a apporté sur le court terme certains avantages économiques :
« Au terme d’une longue période de crise économique durant les années 1980 et le début des années 1990, en 1994 [l’année du commencement des préparations pour l’adhésion à l’Union économique et monétaire] l’économie grecque est entrée dans une période de croissance sou-tenue qui s’est terminée avec la crise financière mondiale de 2008. De 1994 à 2007 le PIB a connu une croissance annuelle moyenne de 3,7 pour cent, ce qui de 2001 à 2007 a fait de l’économie grecque celle avec la croissance la plus rapide dans la zone euro, derrière l’Irlande…
« Une demande et une rentabilité intérieures en augmentation constante ont été les principaux moteurs de l’accumulation des capitaux et de la croissance du PIB. Le principal facteur de l’augmentation de la demande intérieure a été la consommation, alimentée par une hausse des salaires réels, des rentes et des bénéfices, mais aussi des dépenses publiques soutenues, des baisses d’impôts, une évasion fiscale et l’augmentation des emprunts privés. Des facteurs déterminants secondaires ont été des investissements publics dans l’infrastructure ayant connu une accélération pendant l’olympiade précédant les Jeux d’Athènes de 2004—, ainsi que l’investissement immobilier privé. »
—« Sovereign Debt Crisis », dans A triumph of failed Ideas: European Models of Capitalism in the Crisis, European Trade Union Institute
La crise financière mondiale a crevé l’illusion que la dette souveraine à l’intérieur de l’UE ne comporte peu ou pas de risques, mais a également révélé sans appel le fossé entre d’un côté les pays capitalistes les plus faibles et dépendants de la zone euro (Grèce, Portugal, Irlande) et, de l’autre, son noyau impérialiste (Allemagne, France et Pays-Bas). Alors que plusieurs financiers grecs ont des investissements importants dans des banques, des chantiers navals et des fabriques en Europe centrale et occidentale—notamment en Bulgarie et en Roumanie—, la bourgeoisie grecque n’en demeure pas moins dépendante de ses « partenaires » plus importants au sein de l’UE. Ce rapport est reflété dans la répartition de son secteur financier : la Deutsche Bank détient 10 pour cent d’EFG Eurobank Ergasias, la moitié de la Geniki Bank grecque appartient à la Société Générale française, et 67 pour cent de l’Emporiki Bank revient à un autre groupe français, le Crédit Agricole. Les banques allemandes et françaises possèdent pareillement des quantités considérables d’obligations grecques, ce qui explique la frénésie de Paris et Berlin devant la perspective d’une défaillance :
« Au cours des derniers jours, l’Allemagne et la France ont suggéré que la sauvegarde de la zone euro pourrait nécessiter le sauvetage de la Grèce, mais ces deux pays ont un autre et plus pressant souci : la protection de leurs propres banques.
« Les banques allemandes et françaises risquent de perdre 119 milliards de dollars prêtés à leurs seuls débiteurs grecs, ainsi que plus de 900 milliards de dollars prêtés à la Grèce et d’autres pays à la périphérie vulnérable de la zone euro : la Portugal, l’Irlande et l’Espagne. »
—Wall Street Journal, 17 février 2010
Les impérialistes ont cherché à se tirer du pétrin en annulant une portion de la dette et en accordant de nouveaux prêts conçus pour permettre le remboursement du restant. En échange de ce « sauvetage » intéressé, ils exigent une réduction massive des conditions de vie de la population : à chaque tranche de fonds, les ordonnances d’austérité redoublent de rigueur. Afin d’éviter la défaillance totale :
« A l’avenir il faudra, selon un document fuité censé provenir d’officiels allemands, que la Grèce s’engage légalement à donner la prio-rité absolue à l’acquittement de sa dette… Les revenus de l’Etat auront à servir d’abord et avant tout à rembourser la dette. »
—New York Times, 9 février 2012
A chaque fois qu’Athènes fait preuve de la moindre hésitation devant la résistance ouvrière, la Troïka montre ses crocs. En octobre 2011, suite à sa proposition d’un référendum pour un plan de sauvetage draconien, le premier ministre Giorgios Pa-pandréou fut immédiatement remplacé par le technocrate non élu Lucas Papademos. Lorsque Syriza a laissé entendre que, dans l’éventualité de son accession au pouvoir, elle pourrait ne pas se sentir obligée de satisfaire à toutes les demandes de la Troïka, François Hollande, le président français, lui répliqua « amicalement » :
« je dois les prévenir parce que c’est mon devoir, parce que je suis un ami de la Grèce, que si l’impression est donnée que les Grecs veulent s’éloigner des en-gagements qui ont été pris et abandonner toute la perspective de redressement alors il y aura des pays dans la zone euro qui préféreront en terminer avec la présence de la Grèce dans la zone euro. »
—Médiapart, 14 juin 2012
On peut très bien envisager que dans un avenir proche les principaux décideurs de l’UE puissent décider de trancher dans le vif et expulser la Grèce de la zone euro. C’est une perspective qu’agite depuis un certain temps l’influent Frankfurtuer Allgemeine Zeitung. Cependant, à ce jour, les impérialistes s’en tiennent au consensus selon lequel, compte tenu du fait que le départ de la Grèce risque d’amorcer une réaction en chaîne d’évènements incontrôlables, mieux vaut poursuivre l’exploitation du peuple grec à l’intérieur de la zone euro. Du côté adverse, divers nationalistes de gauche, dont le Parti communiste grec (KKE), soutiennent que la sortie de l’UE apporterait un gain net pour les travailleurs grecs. En fait, une telle man½uvre ne changerait que l’enseigne politique sous laquelle se poursuivrait la campagne d’austérité capitaliste en cours (voire une nouvelle, plus intense celle-ci). D’ailleurs, échanger un cadre européen pour un cadre national autarcique disposerait vraisemblablement la bourgeoisie grecque à recourir à une « solution » militaire face à la résistance populaire grandissante.
Le désespoir grandissant de la situation fournit un terreau fertile aux fascistes d’Aube dorée, spécialisés dans le pogrom d’immigrés et de militants de gauche. Les agents de police occupent une place de choix dans ce qui touche à leur soutien : « On porte aux forces de l’ordre des accusations de partialité dans l’exécution de leurs devoirs, suite à la révélation que 50 pour cent des agents de police athéniens ont voté pour Aube dorée. On arrête régulièrement des criminels soupçonnés, sans pourtant les inculper » (Telegraph, 13 juin 2012). A l’occasion d’un débat en direct à l’approche des élections de juin 2012, les téléspectateurs ont pu voir Aube dorée telle qu’elle est, lorsque son porte-parole Ilias Kasidiaris a jeté de l’eau au visage d’une députée Syriza et donné un coup de poing à l’invitée du KKE.
L’écrasement d’Aube dorée représente une question de vie et de mort pour la gauche et le mouvement ouvrier, mais à ce jour, les bureaucrates syndicaux, staliniens et sociaux-démocrates se dérobent au combat devant le danger fasciste croissant, et n’ont initié aucune lutte sérieuse contre l’hystérie anti-immigrée qui alimente l’extrême droite.
La perte de confiance dans les partis politiques associés au statut quo s’est traduit lors des élections du printemps dernier à travers un soutien beaucoup plus fort que prévu pour la « gauche radicale ». Syriza est un bric-à-brac d’une douzaine de groupes aussi différents les uns des autres que des sociaux-démocrates avoués, des écosocialistes, les soi-disant trotskystes de la Tendance marxiste internationale et la KOE maoïste (Or-ganisation communiste de Grèce). La poussée électorale de Syriza est survenue en plein milieu d’une vague de manifestations et de grèves—expressions d’une colère montante envers l’interminable assaut contre les conditions de vie. Alors que Syriza a promis qu’une fois élue, elle annulerait bon nombre des mesures d’austérité déjà en place et bloquerait d’autres attaques, son programme donne aux intérêts des capitalistes grecs la primauté sur ceux des travailleurs. Tout en promettant de refuser de rembourser les dettes auprès des investisseurs étrangers, Alex Tsipras, le porte-parole charismatique de Syriza, affirme son engagement à garder la Grèce dans la zone euro. Or, le défaut du paiement des emprunts impayés se ramène à une façon moins officielle de quitter la monnaie commune.
Sans en rabattre sur la rhétorique anti-austérité, Tsipras a révélé dans une interview au magazine Time dans les jours précédant le scrutin de juin 2012 que, concrètement, son parti propose des coupes plus « ciblées » :
« Si vous allez aux bureaux des membres du parlement ou des ministres, vous verrez qu’il y a des douzaines, voire des centaines de “pistonnés”, et que pour plusieurs d’entre eux on pourrait peut-être même parler de sinécure [ceux qui sont payés sans rien faire].
« Nous allons devoir régler ce mauvais fonctionnement ainsi que cette organisation irrationnelle, mais pas à travers des coupes horizontales et des licenciements. Parce que si vous le faîtes de cette façon-là, plutôt que de manière ciblée, vous allez complètement détruire l’Etat, vous allez détruire l’Etat providence, vous n’aurez plus d’hôpitaux, ni d’écoles.
« Ainsi, le secteur public, et plus précisément la manière dont vous le remettrez sur pied, dont vous le rendrez agissant et plus efficace sur le plan social, est une affaire sensible qu’il nous faudra aborder avec soin. »
—Time, 31 mai 2012
Les chefs de Syriza ont clairement démontré à plusieurs reprises que la bourgeoisie peut leur faire confiance pour gérer ses affaires de manière « responsable » et mettre en ½uvre les moyens nécessaires pour garder la Grèce au sein de l’UE. Tsipras a déclaré à l’Observer (5 mai 2012) que ce qui s’impose pour la Grèce est un « New Deal à la Roosevelt » afin de restaurer l’« équité » et la stabilité économique. En préparation du scrutin, Syriza est allée jusqu’à refuser sa participation à une manifestation antifasciste à Athènes de peur de faire une entorse à sa « respectabilité » électorale.
Le KKE stalinien, qui jouit depuis des décennies du soutien d’entre 5 et 10 pour cent des électeurs, exerce une influence importante au sein des syndicats. Il a écarté la possibilité d’une coalition avec Syriza, qu’il accuse de vouloir « gérer le capitalisme » au nom de la bourgeoisie :
« Comme vous le savez peut-être, la possibilité de former un gouvernement “de gauche” a été beaucoup agitée lors des élections récentes. Et l’on n’avait de cesse de nous demander d’y participer. Notre parti a affiché dès le début son refus de participer à un tel gouvernement, avertis que nous sommes du fait qu’aucun gouvernement qui gérerait le capitalisme, la puissance des monopoles et la possession privée des moyens de production, aucun gouvernement qui appliquerait un programme axé sur la profitabilité capitaliste ainsi que la compétitivité, productivité et profitabilité des principaux groupes commerciaux, ne saurait suivre une ligne politique favorable à la classe ou-vrière et aux couches populaires. »
—Parti communiste grec, 14 septembre 2012
Ce refus de participer à une coalition réformiste de gauche avec Syriza n’a nullement empêché le KKE de promouvoir son propre bloc interclassiste :
« Nous puisons notre orientation plutôt dans notre politique des alliances qui, élaborée durant le 15ème congrès et ceux qui l’ont suivi, projette la construc-tion d’une alliance sociopolitique, la construction d’un Front de lutte antimonopole et an-ti-impérialiste basé sur l’alliance entre la classe ouvrière, les agriculteurs petits et moyens et la petite bourgeoisie urbaine, avec la participation des femmes et des jeunes. »
—Ibid.
Cette politique d’unité « antimonopole » avec les prétendus progres-sistes (catégorie qui ne manque jamais d’inclure un pan des capitalistes), le KKE la tient de son passé front-populiste. En 1936, en cassant une grève générale dans l’espoir d’allécher un partenaire bourgeois pour la formation d’un gouvernement, il ouvrait la voie à la dictature de Metaxas, régime qui a mis sous les verrous des milliers de militants ouvriers (dont bon nombre de cadres KKE). En 1944, le KKE s’est joint à un gouvernement de coalition se voulant d’« unité nationale », avec pour récompense, quelques mois plus tard, la défection de ses partenaires droitistes. Ceux-ci, patronnés par les troupes d’occupation britanniques, donnaient ainsi le coup d’envoi à une terrible guerre civile qui a duré jusqu’en 1949. Quarante ans plus tard, en 1989, il participait une nouvelle fois à un gouvernement capitaliste, cette fois-ci aux côtés de ND conservatrice.
Aujourd’hui, dans sa quête d’une alliance interclassiste du même genre, le KKE avance dans son travail concret un programme de réformisme minimaliste, qui reporte tout mouvement en direction du socialisme à un futur indéfini. Sa condamnation du programme procapitaliste et opportuniste de Syriza n’a rien d’un rejet par principe marxiste de la collaboration des classes. Elle relève plutôt d’une démagogie motivée par une rivalité d’organisations.
Le stalinisme cynique du KKE a été brutalement mis à nu par la présence d’une bande de canailles d’Aube dorée dans une manifestation de grévistes à l’aciérie Elliniki Halivourgia en février 2012. D’après les communistes de gauche de la Tendance communiste internationaliste (TCI), les fascistes ont reçu un accueil de la part du président de la section locale du syndicat, Giorgos Sifonios, partisan bien connu du KKE :
« Le PAME, la coalition syndicale dirigée par le Parti “communiste” grec (KKE) joue un rôle déterminant dans cette grève et tente de s’en servir pour souligner son profil combattant (“Faire de toute la Grèce un Elliniki Halivourgia”) et l’utiliser comme une arme dans ses man½uvres électorales et syndicales.
« C’est alors que vendredi le 17 février, une délégation du parti fasciste notoire “Xrisis Afgi” (l’Aube dorée) a rendu visite à l’usine. Elle put entrer dans l’usine sans être inquiétée et prit le microphone pour exprimer sa “solidarité” avec les ouvriers en grève. Le président du syndicat de l’usine leur a souhaité la bienvenue, affirmant ainsi que “toute la Grèce était avec nous”.
« Voir la vidéo ci-dessous.
« D’abord on voit un fasciste prendre la parole, puis le président leur souhaiter la bienvenue. Giorgos Sifonios, le président est membre du PAME et a été candidat du KKE dans les élections régionales de 1998. Depuis lors, le PAME n’a donné aucune explication et n’a même pas tenté de se dissocier de cet événement. Il est donc bien justi-fié d’en conclure que le président a agi en concordance avec la politique de son parti. Autre-ment, il en aurait été immédiatement exclu. »
—Tendance communiste internationaliste, « Un stalinien accueille favorablement une intervention nazie lors d’une grève en Grèce », 23 février 2012
Selon la TCI, la direction locale du syndicat a déclaré plus tard que la visite d’Aube dorée était une « provocation » et, suivant la bonne vieille tradition stalinienne, elle a cherché à assimiler les fascistes à ceux qui critiquent le KKE de sa gauche :
« Nous déclarons que les métallos sont hors de la portée d’“Aube dorée” ainsi que d’autres soi-disant révolutionnaires. Les métallos font partie du mouvement de classe organisé, depuis toujours leur principal soutien. Ce n’est pas un hasard si tous ces groupes, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Grèce, portent des accusations contre le PAME, depuis le début, le soutien principal de notre lutte. »
—cité dans Tendance communiste internationaliste, « Update: More Manoeuvres by the Greek Stalinists », 23 février 2012
L’un des concurrents les plus visibles du KKE sur la gauche est Antarsya, un bloc réformiste politiquement instable qui englobe les affiliés grecs de deux formations internationales prétendument trotskystes : le SEK (organisation s½ur du SWP cliffiste en Grande-Bretagne) et l’OKDE-Spartacos (affilié de la « Quatrième in-ternationale » pabliste). Dans le but de se tailler un pré carré dans l’espace à la gauche de Syriza, Antarsya s’est servi d’une rhétorique un peu plus radicale :
« Nous devons mobiliser et organiser sur des visées et des exigences qui ont été mises à l’ordre du jour par la réalité elle-même (l’annulation des dettes, le départ de la zone euro et de l’UE, la nationalisation et le contrôle ouvrier). Nous pouvons y arriver en formant un front uni qui vise à la rupture avec le système et à la révolution, qui serait en faveur de l’intensification de la révolte populaire et ouvrière à travers la grève, l’occupation, des manifestations ainsi que par l’organisation et la coordination des luttes des travailleurs ordinaires sur les bases d’un programme anticapitaliste. Voilà la voie au pouvoir des ouvriers, à une véritable démocratie avec une orientation socialiste et communiste contemporaine. Voilà la gauche pour laquelle lutte ANTARSYA. »
—Links, 21 avril 2012
Contrairement aux attentes de ceux qui s’imaginent que ce genre de conflit se déroule suivant un « processus révolutionnaire » inévitable et objectif, l’expérience de plus d’un siècle de combats ouvriers démontre que les luttes de masse spontanées et tumultueuses menaçant la stabilité bourgeoise, mais privées d’une direction efficace possédant un plan stratégique d’ensemble pour renverser le capitalisme, ont souvent pour effet de dissiper l’énergie révolutionnaire, et risquent par là de préparer la défaite. Au lieu d’insister sur l’urgente nécessité de construire une direction révolutionnaire apte à remplacer les chefs réformistes du mouvement ouvrier, Antarsya salue des cas de résistance semi-spontanée et exprime ses v½ux pour que – et sans expliquer par quel miracle –, la dynamique objective de la lutte surmonte tout obstacle :
« Nous avons fait preuve de notre force au cours des grandes grèves générales, des occupations de ministères, et des irremplaçables leçons de démocratie et de lutte survenues durant l’occupation des places publiques. Elle se manifeste chaque jour dans les petits conflits comme dans les grands, dans les luttes héroïques de la Chalivourgia (l’industrie sidérurgique), dans les mouvements de désobéissance civile (“Je refuse de payer”). Elle se manifeste par les diverses formes d’organisations et de coordinations conçues par la base pour mener leurs luttes, contre et à l’extérieur du syndicalisme institutionnalisé de la GSEE et l’ADEDY ; par le développement de formes nouvelles de solidarité, d’auto-organisation et d’autogestion. Le soulèvement populaire, la guerre populaire et ouvrière qui se poursuit et gagne en force, nous mènera à la victoire ! »
—International Viewpoint, n° 447, avril 2012
En 2010 Antarsya a reçu pratiquement deux pour cent des voix aux élections régionales. Or, à l’approche des élections nationales de 2012, il s’est révélé clairement que l’essor de Syriza marginaliserait ses concurrents à gauche. Ce développement n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et les tendances internationales qui s’étaient voulues plus critiques de Syriza ont soudain changé de ton. Quelques semaines avant le scrutin de mai, Workers Power et sa Ligue pour la Cinquième Internationale (L5I), par exemple, regrettaient que :
« le gouvernement “anti-austérité” et “antinéolibéral” conçu et préconisé par SYRIZA ne toucherait pas aux assises du capitalisme grec. Il ne comporte même pas d’appel à l’expropriation et la nationalisation du grand capital monopoliste. Bien d’un parti réformiste, sa conception de ce “gouvernement anti-austérité” ne dépasse pas le parlementarisme. SYRIZA présente l’appareil d’Etat bourgeois, lequel a si bien servi de nombreux gouvernements capitalistes grecs et que mille fils lient à l’impérialisme et la classe dirigeante, comme un outil qu’un “gouvernement de gauche” pourrait utiliser à ses propres fins. Elle n’a aucune stratégie, aucun plan, pour parer à l’inévitable sabotage et aux attaques ouvertes de la classe dirigeante comme par l’UE, la BCE et le FMI si jamais il se faisait la moindre tentative pour cesser d’accéder aux demandes de la Troïka. »
—« Greece: The General Election and the Greek Revolution: For a Government of the Workers’ Parties! » 25 avril 2012
Une fois le scrutin dépouillé, le résultat impressionnant de Syriza a conduit Workers Power changer maladroitement son fusil d’épaule. Au lieu d’insister sur l’engagement de la coalition envers l’Etat capitaliste et la préservation des « assises du capitalisme grec », la L5I rêvait de voir Syriza se muer en instrument de lutte révolutionnaire :
« Avec ses énormes réserves de soutien, Syriza est capable et se doit de se trans-former sans attendre en un parti combattif de lutte de classe. Et elle y arrivera si la gauche rejette tout sectarisme dans sa recherche d’une activité militante commune et évite de transiger sur ses critiques des arrangements réformistes.
« Au c½ur du programme du parti doit figurer la reconnaissance que seul un gouvernement ouvrier géré et appuyé par des organes de lutte, des comités d’action et des milices d’autodéfense, et qui surgira d’une grève générale politique, et qui sera établi par un soulèvement de masse par les travailleurs, saura mettre en ½uvre un programme qui apporte de véritables améliorations dans la situation des masses et rompe de façon définitive avec le pouvoir enraciné de la classe capitaliste. »
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« Aujourd’hui, pour les révolutionnaires, surmonter cette situation implique être là où tendent les espérances de la classe ouvrière grecque—c’est-à-dire au sein de Syriza, à militer pour qu’elle devienne un parti démocratique et mu par une conscience de classe. Dans les faits, cela exigera l’organisation d’une campagne pour délivrer Syriza de l’influence du réformisme, ainsi qu’un combat pour l’amener à adopter un programme et une structure révolutionnaires. » —« A Draft Action Programme for Greece », 8 juillet 2012
Les tenants d’une Cinquième Internationale ont oublié de nous expliquer pourquoi, seulement quelques semaines auparavant, ils nous prévenaient sagement que c’est une « faute de laisser entendre que les partis réformistes soient capables de mettre en pratique un “programme socialiste” » (« Greece: The General Election and the Greek Revolution: For a Government of the Workers’ Parties! », 25 avril 2012).
La vérité est que Syriza (à l’instar d’Antarsya et le KKE) se dresse comme un obstacle réformiste sur la voie de la victoire ouvrière. Syriza a déclaré ouvertement que si elle gagnait l’élection elle emploierait son capital poli-tique pour désamorcer la colère des travailleurs, et chercherait à stabiliser le capitalisme grec.
Les travailleurs grecs ont démontré leur volonté de se défendre vigoureusement contre un système social conçu pour enrichir quelques-uns au mépris de la majorité. Le principal problème auquel sont confrontés les Grecs concerne leur direction politique—leurs chefs promettent de garder la camisole du réformisme parlementaire et ne voient d’autre option que de renflouer les patrons. Leur souci est simplement de négocier le calendrier, l’étendu et la gravité des concessions qu’ils s’accordent pour considérer comme nécessaires. Cette vérité, ils sont bien entendu assez futés pour ne pas l’écrire en toutes lettres. Ils travaillent plutôt à dévier le mécontentement dans diverses impasses nationalistes et favorables à la collaboration des classes.
Le premier ennemi du mouvement ouvrier grec est la bourgeoisie grecque, qui depuis des décennies opprime son « propre » peuple en partenariat avec ses alliés impérialistes européens. Les militants ouvriers en Grèce doivent avant tout organiser un soutien à une grève générale agressive et prolongée visant à briser l’offensive d’austérité des capitalistes. Seules des structures hors de la mainmise de l’actuelle direction syndicale bureaucratique en assureraient la réussite—assemblées générales sur chaque lieu de travail qui enverraient des délégués à des organismes de coordination aux niveaux local, régional et national. L’une des tâches les plus essentielles dans la réalisation de cette perspective est la création d’unités d’autodéfense ouvrières efficaces pour disperser les briseurs de grève et vaincre les voyous fascistes d’Aube dorée.
Une vie meilleure pour les travailleurs grecs passera par une lutte contre le règne du capital et ses institutions, nationales comme internationales. Ce qui soulève le problème de former une nouvelle direction révolutionnaire—un parti de combat sur le modèle du Parti bolchévique qui a mené la Révolution d’Octobre de 1917. En se battant pour le plein droit de citoyenneté pour tout immigré, un parti d’avant-garde léniniste-trotskyste se ferait le champion de tous les opprimés, et démontrerait qu’une classe ouvrière qui se dresse sur ses pieds peut mettre à genoux la classe capitaliste.
Les travailleurs grecs ont besoin d’un parti communiste international voué à la lutte pour le pouvoir prolétarien. Suivant l’exemple des bolchéviks, un tel parti formule-rait des revendications transitoires avec pour buts d’intensifier les luttes ouvrières et de mettre à nu la politique procapitaliste des bureaucrates syndicaux et leurs partenaires dans la gauche réformiste. Pour répondre à la hausse continuelle du chômage, les révolutionnaires exigeraient la mise en route massive de programmes de travaux publics, ainsi qu’une échelle mobile des salaires et des heures de travail pour partager le travail entre les mains de tous ceux aptes à l’effectuer, tout en s’assurant que l’inflation ne rogne pas le pouvoir d’achat. Un mouvement ouvrier militant et mobilisé exigerait la fin du « secret » capitaliste, de même que l’ouverture des livres de comptes des banques et entreprises commerciales et industrielles afin d’exposer au grand jour les escroqueries titanesques tout comme les vulgaires vols qui ont contribué à conduire la société grecque au bord du gouffre. Quand les agences financières impérialistes réclament la dissolution de com-pagnies du secteur public dans le cadre de leur plans de « sauvetage », il faut que le mouvement ouvrier riposte en mobilisant les masses pour saisir les moyens de production, de transport et de communication afin de jeter les bases de la construction d’une société nouvelle, dans laquelle la planification remplacera la spéculation irrationnelle.
Une révolution socialiste demandera l’expropriation des capitalistes, étrangers comme indigènes. Pour y parvenir, il faudra supprimer l’appareil de répression capitaliste et le remplacer par des institutions nouvelles, celles du pouvoir prolétarien. Sur ces bases, la voie sera ouverte à l’humanité pour éliminer l’irrationalité d’une économie qui n’a pour but que la maximisation du profit privé de quelques-uns, et créer un système social voué à la satisfaction des besoins de tous.
Bien entendu, une percée révolutionnaire en Grèce se trouverait immédiatement menacée par toutes les puissances impérialistes du globe. Mais les travailleurs victorieux de ce pays connaitraient sans aucun doute, un gigantesque soutien venu de milliards d’opprimés victimes de l’austérité capitaliste—tout comme l’ont obtenu en leur temps les travailleurs russes à la suite de leur révolution en octobre 1917. La naissance d’une république ouvrière grecque bouleverserait la politique internationale et annoncerait le début d’une lutte pour constituer les Etats unis socialistes d’Europe—un événement qui laisserait son empreinte sur toute l’histoire à venir.
—traduit de 1917, édition anglaise, n° 35, 2013