Solidarnosc : Épreuve de vérité pour
les trotskystes
Le texte qui suit est une version
abrégée d’une brochure de la Tendance bolchévique parue en 1988.
D’après
notre expérience, les porte-parole « trotskystes » de Solidarnosc ne
sont pas guidés par un seul argument cohérent. Pour autant, de ce mélange
d’explications contradictoires, plusieurs thèmes ont émergé. Certains ont
convenu de la nature réactionnaire de la direction et de l’idéologie de
Solidarnosc. Toutefois, les apologistes de Solidarnosc soulignent que ce
mouvement est né comme mouvement ouvrier, a eu recours aux moyens traditionnels
de la lutte prolétarienne et a rallié la très grande majorité de la classe
ouvrière polonaise. Les apologistes prétendent que les marxistes doivent, en
dernière analyse, juger un mouvement selon sa nature de classe objective, quels
que soient ses formes et son attirail idéologiques. Nous disons que non. Bien
que la composition de classe d’un mouvement social joue pour beaucoup dans la
détermination de sa nature politique, ce n’est pas suffisant dans tous les cas.
La tactique trotskyste à l’égard des syndicats est fondée sur l’assomption que
ceux-ci constituent un instrument, quelles que soient ses failles, pour la
lutte ouvrière pour l’amélioration du sort économique des travailleurs au sein
de la société capitaliste. La méthode classique de cette lutte est le retrait
de leur force de travail — la grève. En règle générale, l’avant-garde marxiste
soutient les grèves. Mais qui peut nier que dans des circonstances spécifiques,
la grève peut être réactionnaire ? Un exemple qui vient à l’esprit est la grève
de 1974 du Conseil des travailleurs d’Ulster. L’objectif de cette grève était
de sauvegarder la prédominance protestante en Irlande du Nord –- par conséquent, il fallait s’y
opposer. Il y a
plusieurs circonstances historiques imaginables où les sentiments et objectifs
immédiats de la classe ouvrière vont à l’encontre de ses intérêts à long terme.
La crise polonaise de 1981 en est un cas d’espèce. La propriété étatique des
moyens de production, une caractéristique des États ouvriers déformés,
constitue un progrès pour la classe ouvrière, un progrès qu’il faut défendre
contre toute tentative de restauration capitaliste. Dès septembre 1981, il était
évident que Solidarnosc, par son idéologie, ses liens internationaux et son
programme politique, était devenue un mouvement qui visait la restauration de
la propriété capitaliste en Pologne. Seule l’ascension au pouvoir de
Solidarnosc ou sa suppression pouvait résoudre la crise de l’État polonais de
décembre 1981. Tout rébarbatif qu’il soit de prendre le parti des parasites staliniens
contre la classe ouvrière polonaise, force est de constater qu’en décembre
1981, les staliniens constituaient la seule force au sein de la société polonaise
qui faisait obstacle à la restauration capitaliste. Le trotskysme et la défense de l’État soviétique
Chez
les trotskystes, il faut analyser le mouvement Solidarnosc dans le cadre de
notre position sur la « Question russe » et ses implications programmatiques.
Les marxistes déterminent la nature de classe d’un État par son contenu social,
c’est-à-dire la nature des rapports de propriété qu’il défend, et non pas par
ses formes politiques. Trotsky a observé en 1939 : « même si l'économie ne détermine la politique de façon ni directe ni
immédiate mais seulement en dernière instance, l'économie détermine néanmoins la politique. C'est précisément ce
que les marxistes soutiennent contre les professeurs bourgeois et leurs
disciples. Tout en analysant et en dénonçant l'indépendance politique
croissante de la bureaucratie par rapport au prolétariat, nous n'avons jamais
perdu de vue les limites sociales objectives de cette ‘indépendance’, à savoir
la propriété nationalisée complétée par le monopole du commerce extérieur ».1 L’État
qu’a créé la révolution bolchévique a été le premier au monde à collectiviser
les moyens de production et à établir le monopole du commerce extérieur. Ces
percées historiques subsistent toujours en URSS, suivies depuis la Deuxième
Guerre mondiale par les révolutions sociales déformées qui ont arraché le
capitalisme en Europe de l’est, à Cuba et en Indochine. * Le rôle des organisations trotskystes dans les États ouvriers déformés et
dégénérés est de mobiliser le prolétariat contre la bureaucratie dans une
révolution politique pour briser l’appareil stalinien et établir le règne
direct des travailleurs. La condition préalable de la direction du prolétariat
et de ses alliés dans la révolution politique est la défense la plus résolue des conquêtes prolétariennes. Comme Trotsky
a observé en avril 1940 : « Les révolutionnaires sont obligés de
défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la
pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles
conquêtes, n'en fera jamais de nouvelles ».2 Ici,
il importe de rappeler l’analyse que Trotsky fait du rôle contradictoire de
l’appareil stalinien au sein des États ouvriers dégénérés et déformés. En 1933,
Trotsky écrit que l’appareil stalinien : « remplit un double rôle : aujourd'hui,
quand il n'y a plus et qu'il n'y a
pas encore de direction marxiste, il
défend par ses méthodes la dictature prolétarienne ; mais ces méthodes
sont telles qu'elles facilitent la victoire de l'ennemi pour demain. Qui n'a pas compris le double rôle du stalinisme en
U.R.S.S. n'a rien compris ».3 En
lieu et place de la compréhension dialectique de la bureaucratie stalinienne chez
Trotsky, les « trotskystes » qui prenaient le parti de la direction cléricale
et pro-capitaliste de Walesa contre l’appareil policier stalinien en décembre
1981 assurent que « le stalinisme est contre-révolutionnaire jusqu’à la
moelle ». Cette formulation erronée (qui tire son origine de la majorité
du Socialist Workers Party (Parti socialiste des travailleurs) états-unien lors
de la lutte contre l’opposition liquidatrice Cochran-Clarke en 1952-53)
dissimule le fait que malgré les politiques anti-ouvrières et
contre-révolutionnaires que poursuivent en général les bureaucraties
staliniennes régnantes, ces bureaucraties sont obligées périodiquement de
prendre des mesures pour la défense du système de propriété nationalisée dont
leurs privilèges découlent. * Plus
de quarante ans avant la création de Solidarnosc, Trotsky a prévu le cours de
la restauration capitaliste dans une économie planifiée à la suite de la prise
de pouvoir victorieuse d’une direction contre-révolutionnaire: « L'objectif
principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens
de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la
possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en
coopératives de production du type bourgeois, ou en sociétés par actions. Dans
l'industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de
l'industrie légère et de l'alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers
temps à des compromis entre le pouvoir et les ‘corporations’, c'est-à-dire les
capitaines de l'industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens
propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie
soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime
serait obligé d'accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion
non une réforme mais une véritable révolution ».4 Outre
la restauration des rapports capitalistes dans l’agriculture (déjà très avancée
en Pologne), la petite production marchande et la vente au détail, un
gouvernement « démocratique » de la restauration capitaliste
chercherait aussi à renforcer les liens avec le marché mondial capitaliste. Ces
mesures ont toutes été mises en avant comme étapes clés dans la création d’une
« nouvelle structure économique » esquissée dans le programme de
Solidarnosc d’octobre 1981. * L’Église
catholique polonaise n’est pas une institution au-dessus de la lutte des
classes. Elle est engagée en faveur du maintien de l’ordre mondial capitaliste
partout au monde, de la destruction du marxisme athée et de la préservation du
saint des saints : la propriété privée. Ce sont des faits qu’on ne peut
pas faire disparaître en faisant abstraction des messes en usine, les drapeaux
papaux, les Madones et les défilés religieux. Il y
avait quelques différends au sein de l’hiérarchie sur la façon d’exercer son
influence. Le cardinal Glemp, dans la foulée du cardinal Wyszynski, se
préoccupait avant tout de mieux maîtriser le système scolaire et l’accès aux
médias de communications de masse. Pour ce faire, l’Église s’est posée en
médiateur entre Solidarnosc et le régime, tout en profitant de toute occasion de
prosélytisme au sein de la classe ouvrière urbaine. Le nouveau pape polonais
avait une tendance quelque peu plus interventionniste. Oliver MacDonald décrit
l’orientation de Jean-Paul II: « Le Pape, beaucoup moins méfiant à
l’égard du mouvement populaire que Wyszynski, cherchait à collaborer avec ses
forces laïques pour les contrôler. Par rapport à Wyszynski, il a mis moins
d’accent sur le nationalisme polonais traditionnel, et encourageait plutôt le
mouvement de regarder vers les États bourgeois occidentaux comme modèle ».5 La tournée polonaise triomphale du pape en été 1979 constitue une preuve
puissante de l’influence politique de la hiérarchie anti-ouvrière catholique
dans ce pays — un évènement qui a souvent été mis en lien avec l’explosion de
Gdansk de l’été subséquent. * La
tragédie de la classe ouvrière polonaise est que des décennies de répression
politique stalinienne, de promesses de réformes, jamais réalisées, la
corruption ostentatoire et une mauvaise gestion de l’économie ont jeté des
millions de prolétaires dans les bras de la réaction clérico-nationaliste. On
relate que Staline a écarté le Vatican en tant que facteur appréciable dans la
politique mondiale en demandant de nombre de divisions dont disposait le pape. Un
des plus grands crimes du stalinisme polonais est d’avoir fourni ces
« divisions » au pape. En
Europe et en Amérique, les années 1970 ont vu un ressac dramatique de la vague
radicale de 1968. En Europe occidentale, d’anciens militants démoralisés ont
trouvé un abri dans les partis sociaux-démocrates, tandis qu’aux États-Unis leurs
homologues se sont rejoints au Parti démocrate. Dans les deux cas, ces couches ont
gravité vers la politique de la bureaucratie syndicale. Par contre, en Pologne
l’Église catholique était la seule institution sociale de taille indépendante
de l’État. Jan
Kott, un émigré de l’Opposition de 1968 rentré en Pologne en 1979, a rendu
compte de la dérive réactionnaire au cours de cette décennie : « On a passionnément souligné trois
noms : Dmowski [dirigeant des Démocrates nationaux droitiers], Pilsudski
et Daszynski [un dirigeant du Parti socialiste polonais de Pilsudski]. Pendant
un moment je ne saisissais tout simplement pas ce qui arrivait, et me suis
frotté les yeux. Qu’est-ce que ça évoquait? Je me suis retrouvé au milieu de
quelle émigration à Londres, ou dans quelle Varsovie anachronique ?
D’avant-guerre… mais avant quelle guerre, la seconde? Non, avant la
première! » 6 * Solidarnosc
est née au mois d’août 1980 comme réponse des travailleurs polonais à la crise
économique profonde qu’a engendrée le régime stalinien. Dès la fin des années
1970, il était évident que les tentatives de la part du régime Gierek de créer
une croissance fondée sur les exportations en hypothéquant l’économie aux
banques occidentales se sont soldées par un échec fracassant. Les revenus
d’exportations, censés augmenter la consommation et bonifier les niveaux de
vie, étaient plutôt consacrés au service de la dette. La
politique stalinienne d’apaiser la paysannerie a entravé l’économie
polonaise ; la petite taille des exploitations a rendu peu praticable la
mécanisation agricole. Toutefois, la méfiance des petits producteurs face au
régime a fait en sorte que les tentatives d’encourager l’achat de plus grandes
parcelles de terre et des tracteurs n’ont connu que des résultats dérisoires.
La seule façon de convaincre ces agriculteurs petits-bourgeois de produire
davantage était l’augmentation des prix qui leur étaient versés. Mais on
risquait alors l’affrontement avec la classe ouvrière, qui s’était
historiquement opposée aux augmentations du prix des denrées. La
« solution » bureaucratique était un système élaboré de subventions
étatiques qui a consommé une proportion croissante du surplus social disponible.
La production alimentaire interne stagne pendant toute la décennie 1970 ;
par contre, les gains des paysans (et les subventions étatiques) continuent à
augmenter. En 1977, on estimait que les subventions constituaient 70 % du prix
au détail des aliments. En
1980, après que les argentiers impérialistes ont finalement resserré les crédits
au régime, Gierek a dû augmenter le prix de la viande, ce qui a déclenché une
vague massive de résistance ouvrière, comme lors des tentatives d’augmentation
de prix antérieures de 1970 et de 1976. Or, la crise du régime était beaucoup
plus grave en 1980 qu’auparavant. Cette fois-ci, le gros des travailleurs, dont
la plupart des membres du POUP—environ dix pour cent du prolétariat industriel—avait
perdu toute confiance envers toutes les ailes de l’élite au pouvoir. Les soulèvements
antérieurs n’avaient pas donné lieu à de nouvelles structures
organisationnelles, tandis que la vague de grèves d’août 1980, qui s’est vite étendue
de Gdansk à l’ensemble du pays, a donné naissance à Solidarnosc… Les accords de Gdansk de 1980
Les
accords de Gdansk et de Szczecin sont le reflet du rapport des forces existant
à l’automne 1980. Adam Michnik a observé : « Chez les deux parties,
le compromis était un mariage de raison et non pas d’amour ». 7 L’appareil
stalinien a concédé la création d’un véritable syndicat « autogéré ».
En revanche, Solidarnosc a promis de respecter le principe stalinien du
« rôle dirigeant » du POUP et de respecter la propriété sociale des
moyens de production. Même si nous nous serions opposés à l’alinéa sur le
« rôle dirigeant » et l’appel à l’ « accès aux mass médias pour
les organisations religieuses dans la pratique de leurs activités
religieuses », on pouvait sans problème soutenir la grève du mois d’août
et la plupart des dispositions de l’accord. Les trotskystes ne pouvaient faire
autrement que de saluer le renforcement des travailleurs polonais face aux
bureaucrates staliniens et à leur appareil policier. Mais, du coup, il fallait
s’opposer fermement à la dérive de plus en plus pro-occidentale et cléricale de
la direction syndicale. Or,
les accords de Gdansk du mois d’août ne pouvaient signifier qu’une résolution
temporaire du conflit. Dans une période de déclin de la production, doublée
d’une dette internationale qui montait en flèche, il était utopique d’attendre
que la « politique » exclusivement dévolue au POUP pourrait rester longtemps
divorcée de l’économie. À travers l’hiver et le printemps de 1980-81, ce sont
les succès de Solidarnosc qui l’ont obligée de formuler des réponses à l’échelle
de l’économie dans son ensemble. À la lumière de la nature clérico-nationaliste de la direction syndicale,
il n’est guère surprenant que leurs « réformes » ne visassent pas la
défense de la propriété nationalisée des moyens de production.
La crise Bydgoszcz : Solidarnosc va
jusqu’au bout
Un
affrontement crucial entre Solidarnosc et le régime est survenu à la fin du
mois de mars 1981. La question était la reconnaissance légale de
« Solidarnosc rurale »,
un « syndicat » de koulaks fondé pour maintenir la rançon faramineuse
que représente la subvention étatique aux producteurs agricoles privés inefficaces.
La hiérarchie catholique, dont la paysannerie polonaise constitue la base
historique, s’acharna à gagner la reconnaissance de Solidarnosc rurale et est intervenue
directement auprès du gouvernement à cette fin, à plusieurs reprises. Le 19 mars
1981, 200 agents de police firent irruption à la préfecture de Bydgoszcz, où
ils passèrent à tabac Jan Rulewski, un dirigeant local de Solidarnosc qui y
rencontrait un group d’adhérents de Solidarnosc rurale. Cet incident déclencha
une grève d’avertissement d’une heure le 27 mars, avec la participation de
millions de travailleurs membres de Solidarnosc. La direction de Solidarnosc a menacé
de déclencher une grève générale illimitée le 30 mars faute d’obtenir la
satisfaction de ses revendications. Devant cette manifestation impressionnante
et déterminée de la part des travailleurs polonais (dont un grand nombre
d’adhérents du POUP), le régime a plié et a accepté de reconnaître Solidarnosc
rurale. Solidarnosc
a gagné la partie à Bydgoszcz, mais l’empressement de la part de la direction d’arriver
à un compromis avec le gouvernement— ce que souhaitait l’épiscopat – a semé le mécontentement chez des
pans de sa base qui était d’avis qu’on aurait pu arracher plus de concessions.
À ce moment-là, Walesa a agi comme agent de l’hiérarchie au sein de la
direction de Solidarnosc et a fini par remporter la partie. Selon Walesa,
« Ce qui est vraiment arrivé, c’est qu’il y avait un danger de
scission ; avant tout une scission d’avec l’Église. À ces moments-là, il
faut faire marche arrière ».8
Mais l’issue ne plaisait pas à tous. Oliver MacDonald a observé que dans la
foulée de Bydgoszcz : « Les masses ont tendance à
dériver en d’autre sens avec le poids croissant de la crise économique, comme Solidarité
ne semblait pas disposer de la force pour résoudre leurs problèmes. Certains
commencent à désirer un gouvernement fort, de n’importe quel type, d’autres ont
entamé des actions sauvages autonomes, non maîtrisées par la direction de Solidarité.
Quant aux militants du mouvement, ils commençaient à chercher des réponses
politiques plus radicales à la crise, au-delà des objectifs purement syndicaux ».9 Le Congrès de 1981 — Solidarnosc traverse le Rubicon
Jusqu’à
son congrès national de septembre – octobre 1981, la nature de Solidarnosc
reste indéterminée du point de vue historique. D’une part, Solidarnosc est la
création d’une vague de la masse de la classe ouvrière polonaise — dont un
tiers de la base du parti au pouvoir, le POUP. D’autre part, elle est dominée par
un groupe dirigeant attaché à l’Église catholique et qui a des affinités pour
les impérialistes « démocratiques ». (À l’automne 1980 Walesa a salué
l’élection de Reagan comme « bon signe » pour la Pologne.) Walesa et
ses comparses étaient généralement reconnus comme dirigeants du mouvement, mais
ne disposaient d’aucun mécanisme pour faire appliquer leur volonté, ni mandat
clair de la base. Cette situation anormale sera redressée au congrès des délégués de ce
syndicat. Il s’agit d’un rassemblement extrêmement démocratique, tout à fait
représentatif et qui jouit de ce fait d’une grande autorité. Lawrence Weschler
relate : « Âgé d’un an à peine, Solidarité n’avait pas uniquement gagné environ
10 millions de membres, mais également, a même su faire participer chacun des
10 millions à une séquence de votes sur le terrain, d’unions locales et de
congrès régionaux qui ont fini par choisir les représentants réunis en salle,
par un processus élaboré et décentralisé ».10 * Comme Alain Touraine a observé, la « démocratie, formelle et
pointilleuse, est la garantie d’une formidable légitimité et rend incontestable
les décisions prises par le Congrès ».11
Ce processus profondément démocratique finit par cristalliser Solidarnosc
sur le plan politique comme mouvement politique pro-capitaliste. Bien qu’il
compte sans aucun doute le gros de la classe ouvrière polonaise, Solidarnosc
n’est plus seulement un syndicat ouvrier. Son programme proclame, « Nous sommes une organisation
qui combine les aspects d’un syndicat et d’un grand mouvement social ».
Effectivement la majorité des presque 900 délégués au congrès ne sont pas des
travailleurs. Le
programme adopté à la fin du mois
d’octobre 1981 est l’expression la plus précise de la nature politique de ce
mouvement social… L’essentiel de ce document est la proposition d’un
démantèlement radical de l’économie planifiée polonaise à la faveur d’ « un
nouveau système économique et social » où les forces du marché
primeraient. Nous
proposons d’analyser plusieurs secteurs clés du programme de Solidarnosc… « La structure de l’organisation économique qui sert le système de
commandement doit être démembrée. Il est indispensable de séparer l’appareil administratif
économique du pouvoir politique ». —III.1.1 « Il faut abolir les barrières bureaucratiques qui rend impossible le
fonctionnement du marché. Les organes centraux de l’administration économique
ne doivent pas imposer aux entreprises les limites de leur activité ni leur indiquer
les fournisseurs et leurs acheteurs. Les entreprises pourront agir librement
sur le marché intérieur, à l’exception des domaines où une licence est
obligatoire. Le commerce international doit être accessible à toutes les
entreprises… Le rapport entre l’offre et la demande doit déterminer les
prix ». —III.1.3 L’appel
à « abolir les barrières
bureaucratiques qui rend impossible le fonctionnement du marché » ne
constitue pas un programme pour la réforme du système de propriété
nationalisée. La séparation entre la politique et l’économie est précisément un
élément saillant de l’économie du marché ; une économie collectivisée et
planifiée opère une fusion entre les deux. Enlever les barrières au libre
fonctionnement du marché signifie le démantèlement de la planification
centrale. Il s’agit d’une proposition pour la transformation fondamentale des
relations de propriété — c’est-à-dire, la contre-révolution sociale. La
phrase « le commerce international doit être accessible à toutes les
entreprises » signifie ce qu’elle
dit : on abrogera le monopole du commerce extérieur et chaque entreprise
accédera au marché mondial. Cette proposition de démantèlement du monopole du
commerce extérieur, selon Trotsky un corollaire essentiel à la propriété
nationalisée, est réitérée à III.3.2:
« Il faut exploiter les stocks superflus de matériaux, de machines et
d’installations, en facilitant leur vente à l’étranger et en les revendent aux
entreprises privées dans le pays. Il est indispensable de supprimer les
limitations qui gênent actuellement l’activité de ces entreprises ». C’est
un appel ouvert à établir un marché des moyens de production et la suppression
des restrictions au droit d’entreprise de vendre les moyens de production au marché
capitaliste international—autrement dit, la destruction des formes prolétariennes
de propriété. * « Il faut, en principe, augmenter la part de l’économie paysanne dans
les attributions de moyens de production, et notamment de machines et outils
agricoles, d’engrais, et de fourrages, surtout ceux à haute teneur en protéines.
Cela permettra d’augmenter la production d’aliments, car l’économie paysanne
est plus efficace que l’économie socialisée ». Voilà
une revendication explicitement pro-capitaliste, dont la plupart des
apologistes de gauche de Solidarnosc ne tiennent pas compte. Les petits
producteurs paysans sont loin d’être efficaces : leur basse productivité
constitue une entrave à l’économie. * Avec
le soutien de millions d’agriculteurs petits-capitalistes, étroitement liés à la
hiérarchie d’Église, les koulaks ont constitué une composante intégrale à la
restauration en Pologne. Le programme de Solidarnosc a proposé de détourner les
ressources des fermes collectivisées pour accélérer le développement de cette
couche. À notre connaissance, aucun membre des légions d’avocats
« trotskystes » de Walesa, qui conçoivent Solidarnosc comme un
mouvement dont la dynamique est essentiellement « socialiste », n’a
encore su expliquer comment se plier aux demandes des koulaks pourrait faire
avancer les intérêts des travailleurs polonais. « Il faut bâtir une nouvelle structure économique. Dans l’organisation
de l’économie, l’unité de base sera une entreprise sociale, gérée par une
équipe, représentée par un conseil des travailleurs et dirigée par un directeur
nommé après concours par le conseil, et révocable par le même conseil. « … Elle appliquera dans sa gestion le calcul économique. L’État pourra
influencer l’action de l'entreprise par des règlements et des moyens économiques—
prix, impôts, taux du crédit, cours monnaies étrangères, etc. ». La
revendication de « l’autogestion » ouvrière de l’économie est souvent
indiquée par les apologistes de gauche de Solidarnosc comme le volet
progressiste et favorable à la classe ouvrière de son programme. Mais pour qui
connaît les doctrines fondamentales du socialisme, il devrait être une évidence
que cette proposition n’a rien à voir avec la lutte de la classe ouvrière
d’arracher le contrôle de la planification économique à la bureaucratie. « L’autogestion » selon Solidarnosc se
traduit par la « libération » de chaque entreprise du plan central.
Chaque usine serait autonome et la régie centrale ne pourra exercer d’une
influence indirecte sur la production. Chaque entreprise déterminerait son
activité en accord avec le « calcul économique » — c’est-à-dire,
selon les profits et pertes. Ce qui dresserait les conditions préliminaires
essentielles à la transition au système de propriété privée capitaliste. Les mencheviks
et les socialistes-révolutionnaires en Union soviétique n’ont pas ouvertement
prôné le retour des moyens de production à la bourgeoisie — ils ne cherchaient
qu’un peu plus d’ouverture pour les forces du marché. Quand l’économie gérée
centralement est décomposée en unités autonomes dont les interactions sont
régies par le « calcul économique », la propriété collectivisée cesse
d’exister, sauf sur le plan strictement formel. Dans un écrit de 1928, Trotsky
anticipe l’essentiel de l’autogestion selon Solidarnosc comme un moment
critique dans la transition de retour à l’économie du marché. « Les trusts et les diverses usines se mettront à vivre de leur vie
propre. Il ne restera aucune trace du plan, déjà insuffisant à l'heure
actuelle. La lutte économique des ouvriers ne sera limitée que par le rapport
des forces. La propriété de l'État sur les moyens de production se transformera
d'abord en fiction juridique puis celle-ci même sera balayée ».12 Nous
avons rencontré quelques « penseurs profonds » parmi les hordes de pseudo-trotskystes
qui prétendent défendre l’Union soviétique mais qui pointent du doigt la
« perestroïka » de marché qui se répand dans le bloc soviétique,
comme pour pardonner le programme ouvertement pro-capitaliste de Solidarnosc.
Ils sont prêts à concéder que Walesa et compagnie sont contre-révolutionnaires
et pro-capitalistes, mais prétendent que les staliniens ne sont aucunement
mieux. Les trotskystes
s’opposent aux propositions de « socialisme du marché » de Gorbatchev
précisément parce que celles-ci renforceront les forces restaurationnistes
internes. Il faut toutefois faire la différence entre les propositions que
mettent de l’avant des gens comme Walesa, ouvertement liés aux impérialistes
aux plans idéologique et pratique, et ceux que défendent les bureaucrates
staliniens dont les privilèges découlent de leur rôle comme garants de la
propriété nationalisée. La bureaucratie engendre et fait la promotion de
courants restaurationnistes, mais ne peut pas embrasser le capitalisme dans son
ensemble sans abolir sa fonction sociale et se liquider. Walesa, l’hiérarchie cléricale,
les agriculteurs privés et les « socialistes » pro-impérialistes du
KOR (le comité de défense des travailleurs, un regroupement social-démocrate)
n’ont pas d’attachement analogue au principe de la planification.13 S’il subsiste des doutes sur l’axe principal des propositions économiques
de Solidarnosc, il est instructif de noter la réaction du congrès à ce qui
étaient possiblement les deux seuls moments où on a même prononcé le mot
« socialisme ». Timothy Garton Ash note que :
« Le vocable ‘socialisme’
ne figure pas au programme. L’avant-projet des intellectuels avait reconnu une
dette à ‘la pensée sociale socialiste’ à côté de l’éthique chrétienne, les
traditions nationales et la politique démocratique : le débat démocratique
à fait tomber l’adjectif ‘socialiste’ ».14
À la deuxième occasion, le professeur Edward Lipinski, un fondateur du
KOR et associé depuis longtemps avec le Parti socialiste polonais de Pilsudski
(PSP) d’avant-guerre, a annoncé la dissolution du KOR et a dénoncé le
gouvernement qui aurait trahi les « idéaux socialistes » de sa
jeunesse. Une motion est proposée pour remercier le KOR pour son apport à
Solidarnosc, par contre, une contre-résolution que propose un certain
Niezgodzki rejette même cette référence. Touraine explique que :
« La motion de Niezgodzki est manifestement
l'expression d'un nationalisme qui rejette le K.O.R. et qui est comprise comme
telle, d'autant que chacun sait, au Congrès, que la région de Mazowsze [le district dont Niezgodzki est originaire]
est le lieu d'empoignades entre ‘vrais Polonais’ et militants proches du
K.O.R. ». 15
Le Parti socialiste polonais, dont Lipinski évoque avec nostalgie les
traditions, était une formation sociale-démocrate, nationaliste polonaise, que les
véritables fondateurs du marxisme polonais, Rosa Luxemburg et Léo Jogiches, ont combattue presque toute la
vie. Mais même ce courant du « socialisme » semblait inacceptable à
une majorité des délégués en présence. De tels épisodes démentent la soi-disant
existence d’une opposition de gauche significative au sein de Solidarnosc. La
seule opposition perceptible à Walesa et ses conseillers du KOR qui a émergé de
ce congrès est manifestement en provenance de la droite.
*
La KPN : La droite réactionnaire
gagne du terrain
La
signification du credo « démocratique » de Solidarnosc devient plus
concrète en évoquant certains individus et organisations réunis sous son
parapluie « pluraliste ». Bien que la direction de Solidarnosc n’ait
pas prôné l’antisémitisme si étroitement lié aux traditions nationalistes
polonaises, il en est autrement pour la Confédération pour une Pologne
indépendante (KPN). Oliver MacDonald décrit la KPN comme un élément « du
courant endecja – un nationalisme
réactionnaire catholique et anticommuniste de nature antisémite et fortement
autoritaire ». Elle nourrit l’espoir de liquider les communistes et d’établir
un nouveau régime autoritaire qui incarne le « véritable esprit ethnique
polonais ».16 Le
dirigeant de la KPN est un certain Leszek Moczulski, dont la carrière confirme
la prévision de Trotsky que des éléments de la bureaucratie se retrouveraient
des deux côtés des barricades advenant une deuxième guerre civile en Union
soviétique. Moczulski n’a pas attendu l’arrivée d’une guerre civile. Après
avoir joué un rôle dirigeant dans une révoltante épuration antisémite au sein
du POUP en 1968, il s’est éloigné du stalinisme polonais pour assumer un poste important
à la KPN, et a été emprisonné par le régime par la suite. Le
même congrès de Solidarnosc qui a fait exprès de ne pas faire la moindre
référence au socialisme a approuvé une résolution pour demander la libération
de Moczulski et d’autres détenus KPN. Ce n’est guère surprenant, parce que
cette bande ultranationaliste et pildsudkiste a été parmi les participants aux
délibérations. Garton Ash relate qu’au congrès, la KPN « avait un soutien
de plus en plus ouvert. Le programme clair et explicite de la KPN exerçait un
certain attrait chez plusieurs travailleurs las de l’autocensure de
Solidarnosc et confondus devant le vide de pouvoir apparent ».17 * La
question des « droits démocratiques » des contre-révolutionnaires de
la KPN fait partie d’une question plus large que pose Solidarnosc— comment
répondre aux situations où le droit démocratique d’organisation de la classe
ouvrière se heurte à la préservation de la propriété collectivisée. La réponse
des trotskystes est simple : il y a une hiérarchie de principes. La
défense de la propriété collectivisée l’emporte sur le « droit
démocratique » d’organisation de courants pro-capitalistes. Solidarnosc et l’ « AFL-CIA »
Les représentants
de la centrale syndicale anticommuniste AFL-CIO, Lane Kirkland et Irving Brown,
figuraient parmi les champions de la « démocratie du monde libre »
invités au congrès. Outre sa présidence de l’AFL-CIO, Kirkland est également un
directeur du front syndical de la CIA, « American Institute for Free Labor
Development », qui vise à casser les syndicats de gauche partout en
Amérique latine. Il fait également partie du « Committee on the Present
Danger », un think-tank reaganien anti-soviétique. Quant
à Irving Brown, Walesa n’aurait pas dû consulter les révélations de Philip Agee
sur les activités de la CIA en Europe d’après-guerre pour reconnaître les
contributions de cet individu. Les audiences récentes sur Contragate ont fièrement
cité le livre de Tom Braden, « I’m Glad the CIA is Immoral » (« Je
suis heureux que la CIA soit immorale »), qui explique qu’au moment où les
fonds de l’ILGWU pour l’établissement de Force Ouvrière en France furent
épuisés, on a lancé un appel à la CIA. C’était le début du financement occulte
des syndicats « libres » (c’est-à-dire anticommunistes). L’invitation
que Solidarnosc lance à Kirkland et Brown (et la rebuffade faite aux syndicats
staliniens) replace le mot d’ordre « syndicats libres » dans son
juste contexte de guerre froide. * C’est
dans la nature des choses que les syndicats « libres » ne sont pas
libres de toute obligation. La subvention que l’AFL-CIO versa à Solidarnosc – de l’ordre de 300 000$, et sa
première presse – ne restera pas dans le secret des dieux. Comme Tamara
Deutscher a observé avec justesse : « Les presses étaient un don de syndicalistes occidentaux qui avaient
également prodigué une assistance matérielle aux Polonais. La centrale
britannique TUC et l’AFL-CIO figuraient parmi les principaux donateurs. On ne
manquera pas de rappeler qu’en 1926
le Conseil central panrusse de syndicats a offert plus qu’un million de roubles
en aide solidaire aux travailleurs grévistes britanniques. Or, on a refusé
l’offre parce que le Conseil général du TUC craignait l’opprobre qu’aurait pu
soulever l’acceptation de ‘l’or soviétique’ ».18 Solidarnosc
n’avait aucun scrupule du genre à accepter de l’argent des impérialistes et de
leurs lieutenants ouvriers. Au mois d’août 1987, quand le Congrès des
États-Unis a voté le versement de 1 million $ à Solidarnosc, une nouvelle fois
Walesa s’est empressé d’accepter ce don. Le marxisme et les « mouvements de
masse »
* Le
devoir des révolutionnaires est de dire la vérité et non pas d’attribuer une
dynamique « révolutionnaire »
à des mouvements politiques réactionnaires. En suivant la direction de
Solidarnosc, le gros des
travailleurs polonais a agi à l’encontre
de leurs intérêts historiques de classe. Dans un État ouvrier déformé, un
mouvement de masse sous l’hégémonie des restaurationnistes capitalistes ne peut
avoir aucune dynamique progressiste – quel que soit le degré de son soutien
populaire. Les léninistes n’idéalisent pas les masses. La polémique qui oppose
Trotsky à Victor Serge sur la question de la dégénérescence du régime
soviétique au cours des années 1920 en dit long sur ceux, comme Workers Power,
qui idéalise la « base de masse ». « Victor
Serge a dévoilé en passant ce qui a provoqué l'effondrement du Parti bolchévique
: un centralisme excessif... Plus de confiance dans les masses, plus de liberté
! Tout cela est hors de l'espace et du temps. Mais les masses ne sont nullement
identiques : il y a des masses révolutionnaires ; il y a des masses passives ; il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont à
différentes périodes inspirées par des dispositions et des objectifs
différents. C'est justement pour cette raison qu'une organisation centralisée
de l'avant-garde est indispensable. Seul un parti, exerçant l'autorité qu'il a
acquise, est capable de surmonter les flottements des masses elles-mêmes.
Revêtir les masses des traits de la sainteté et réduire son propre programme à
une démocratie amorphe, c'est se dissoudre dans la classe telle qu'elle est, se
transformer d'avant-garde en arrière-garde et, par là même, renoncer aux tâches
révolutionnaires. D'autre part, si la dictature du prolétariat signifie quelque
chose, elle signifie que l'avant-garde de la classe est armée des ressources de
l’État pour repousser les dangers, y compris ceux qui émanent des couches
arriérées du prolétariat lui-même ».19 * Ce
n’est guère un hasard que plusieurs militants de gauche qui ont salué la
Solidarnosc de Walesa avaient décelé une dynamique objectivement « révolutionnaire »
analogue dans les mobilisations de masse khomeynistes. En Iran, tout comme en
Pologne, il y avait des mouvements de masse qui ralliaient la très grande
majorité du prolétariat, sous l’hégémonie de directions sciemment contre-révolutionnaires.
Ce qui ne signifie pas que chaque couche des masses (et encore moins chaque
individu) impliqué dans ces mouvements avait conscience d’où ces directions les
menaient. En Iran, la gauche s’est empressée de participer aux mobilisations
sous la coupe des mollahs. Or, la stratégie erronée de la subordination politique à Khomeiny et ses fanatiques ne pouvait se
solder que par le désastre pour les militants de gauche qui s’y sont inscrits. Les
révolutionnaires iraniens auraient dû participer à la vague de grèves de masse
contre le Chah avec la perspective de formation d’un pôle dur d’opposition prolétarienne
aux mollahs réactionnaires. En Iran, la portée du « mouvement de
masse » a paralysé les centristes, qui ont suivi derrière les
mobilisations contre-révolutionnaires des mollahs. En scandant « Allah Akbar
» avec les masses plébéiennes si mal dirigées, la gauche a objectivement
contribué à la victoire de la réaction théocratique qui ne tarda pas à se
retourner contre le mouvement ouvrier. Au
printemps dernier, Workers Power nous a transmis une lettre qui déclare (au
sujet de la Pologne) que : « Nous rejetons la position qu’un
mouvement de masse dont la base est prolétarienne pourrait devenir l’agent de
la restauration capitaliste ».20 Muni de cette conception centriste de la
politique, Workers Power a soutenu le mouvement khomeyniste en Iran au cours
des années 1978-79 — après tout, ce
mouvement a également l’aval du gros de la classe ouvrière ! La
doctrine selon laquelle les travailleurs des États ouvriers déformés et
dégénérés seraient dans leur ensemble immunisés contre la fausse conscience
relève de l’ouvriérisme et non pas du marxisme. Cette doctrine tient pour
certain que seule la conquête militaire externe pourrait restaurer le capitalisme
dans ces États. La tragédie polonaise est que la bureaucratie du POUP,
corrompue et antisocialiste, a su miner la loyauté ouvrière au système de
propriété nationalisée. Si Workers Power exclut la possibilité de l’émergence d’attitudes
réactionnaires répandues sous le règne stalinien, comment peut-il expliquer
l’accueil au départ chaleureux réservé aux armées hitlériennes en Ukraine en
1941 ? Ou le prestige formidable de l’Église catholique en Pologne de nos
jours? Les
marxistes analysent la nature politique des mouvements sociaux de masse selon
leur direction, leur composition sociale, leur trajectoire et leur programme
politique – non à partir des illusions ou des intentions subjectives de leur
base plébéienne. Or, l’alchimie curieuse du « trotskysme »
révisionniste est précisément de transformer tout mouvement social populaire
contre les bureaucraties de l’Europe de l’est en force favorable à la
révolution politique prolétarienne. En règle générale, il ne tient pas compte
de la question clé – est-ce que ces mouvements sont pour ou contre la propriété
nationalisée ? Cette question était pourtant fondamentale dans le cas de
Solidarnosc en Pologne. Dans les mois qui ont suivi le congrès de septembre,
les événements ont précipité Solidarnosc dans une trajectoire d’affrontement
avec le régime polonais, dont l’enjeu n’était rien de moins que le pouvoir d’État.
Octobre-Décembre 1981 : au bord de l’abîme
Au
mois d’octobre 1981, les pénuries alimentaires ont déclenché une série de
grèves sauvages à travers la Pologne. Quand les staliniens ont proposé la
création d’une « commission mixte » de représentants gouvernementaux
et syndicaux pour aborder la question, Solidarnosc a accepté cette proposition,
mais a lancé l’avertissement que, faute de progrès satisfaisant en date du 22
octobre, le syndicat lancerait une grève générale. Les deux parties se sont rencontrées
le 15 octobre, et le négociateur en chef de Solidarnosc Grzegorz Palka a
proposé la création d’un Conseil social pour l’économie nationale. Ce conseil,
qui serait nommé par Solidarnosc « en collaboration avec les milieux
artistiques et scientifiques et l’Église », était à l’effet de
« collaborer » avec le gouvernement « pour déterminer la
politique économique et le développement »… Le POUP a carrément refusé
cette proposition. Le 20
octobre à Katowice, la police a lancé des gaz lacrymogènes contre une foule de
plusieurs milliers de manifestants. L’incident qui a déclenché cette
intervention était la tentative de la part de policiers en civil d’arrêter un
vendeur qui « tenait un étal
sur la place du marché, où il vendait des photos du maréchal Pilsudski et des
fosses communes de Katyn, des insignes de la KPN et un opuscule titré Sous la partition soviétique, ainsi que
des publications syndicales officielles ».21 À cette occasion, des
militants de Solidarnosc ont tenté d’abaisser les tensions et de protéger la
police contre les protestataires en colère. Le lendemain à Wroclaw, la police a
arrêté trois militants de Solidarnosc qui prenaient la parole à partir d’une
fourgonnette. En
réponse à ces affrontements, ainsi que le refus de ses revendications
antérieures, la direction de Solidarnosc a lancé un appel à une grève
d’avertissement d’une heure le 28 octobre. La résolution comprend la menaçait
que, faute « de l’octroi de pouvoirs appropriés de la part du gouvernement
au Conseil sociale de l’économie nationale et aux commissions de contrôle
social » au plus tard à la fin du mois : « Le syndicat sera contraint de préparer et d’entreprendre une grève
active dans des secteurs sélectionnés de l’économie. La date et la portée de la
grève seront définies par la KK (la Commission nationale de Solidarnosc). En
même temps, la KK demande à toutes les régions et à toutes les usines de mettre
fin aux protestations actuellement en cours et de participer à l’action
nationale ».22 Certains défenseurs de Solidarnosc indiquent les tentatives de la direction
nationale de désamorcer une série de grèves sociales comme une preuve que
Walesa était un bureaucrate vendu de mèche avec les staliniens contre une base
militante. Effectivement, il y avait de très grandes tensions au sein de
Solidarnosc, à tous les niveaux, qui donneront lieu à des polémiques
passionnées ; mais ces différends étaient d’ordre tactique. La direction de Solidarnosc toute entière était
consciente que l’éclosion de grèves incontrôlables minait leur position dans la
lutte contre le pouvoir. * Certains
soi-disant trotskystes qui ont pris position en défense de Solidarnosc
prétendent que, à l’automne 1981, le soutien populaire avait diminué à un tel
point qu’il n’y avait pas de véritable menace au régime. Il y avait des indices
que la base démontrait de plus en plus de signes d’impatience face à
l’incapacité apparente de la direction de résoudre l’impasse. Toutefois, la
réponse à l’appel de grève en date du 28 octobre démontre que la direction que
chapeautait Walesa jouissait toujours d’un très grand soutien populaire —
surtout quand elle prenait l’offensive contre le régime. * Le 4
novembre, à l’initiative du cardinal Glemp, Walesa et Jaruzelski se sont
rencontrés à Varsovie où ils ont abordé la possibilité de former un Front
d’accord national. Ces rencontres se sont poursuivies au cours des semaines
suivantes, mais elles ont fini par échouer devant le refus du gouvernement
d’accorder un veto à Solidarnosc sur toute décision d’un tel conseil commun, et
la revendication qu’a formulée Palka, le 15 octobre, d’accès illimité aux médias.
* Le
projet autogestionnaire de Solidarnosc était au coeur de ses propositions de
« réforme » de l’économie polonaise. Mais, dans une économie
planifiée, où la politique et l’économie sont inextricablement liées, toute
« réforme » autogestionnaire a des implications politiques importantes.
Les entretiens d’Alain Touraine avec les principaux interlocuteurs de
Solidarnosc ont rendu explicites ces liens entre les aspects économiques et
politiques de l’autogestion. Un technicien de Varsovie a esquissé le tableau
suivant : Légende : syndicats libres ;
autogestion de l’entreprise ; réformes économiques ; indépendance Touraine
résume le tout ainsi : « Les accords de Gdansk, dit-il, ont libéré les syndicats ;
l’action menée depuis lors et surtout depuis le printemps de 1981 est centrée sur
l’autogestion, c’est-à-dire sur la libération des entreprises, mais la nature
de l’économie polonaise oblige à s’élever du nouveau de l’entreprise à celui du
système économique, car l’autonomie de l’entreprise suppose une réforme économique
générale, la fin de l’économie
administrée et son remplacement par une économie de marché et d’abord par un
système rationnel des prix. Enfin, l’action de Solidarité, après avoir
reconstitué le système politique, devra s’efforcer de rétablir l’indépendance
véritable du pays ».23
Avec
le passage de l’automne à l’hiver, les tensions se sont intensifiées au sein de
la direction de Solidarnosc. La société polonaise était tenaillée par une crise
sociale profonde qui devait être
résolue d’une façon ou une autre. La direction de Solidarnosc était polarisée
entre les « militants » qui pensaient que le moment de l’affrontement
est arrivé — en première instance par une stratégie de « grèves
actives » de prise de certaines usines — et Walesa et les autres
« modérés » (avec le soutien de l’hiérarchie cléricale) qui pensaient
pouvoir arracher d’autres concessions du régime chancelant par les négociateurs
et les manœuvres. Les enregistrements de Radom
« La
confrontation est inévitable, et elle aura lieu. Je voulais y arriver par une
voie naturelle, quand tous les groupes sociaux auraient été avec nous. Mais je
me suis trompé dans mes calculs, parce que je pensais que nous pourrions
attendre encore que ces Sejms [parlements], ces conseils, tombent d'eux-mêmes.
Il s'avère que nous n'aboutissons nulle part avec cette tactique... « …si
nous réalisons notre programme, que si nous distribuons la terre des fermes
d’État aux paysans privés et créons des comités d’autogestion partout, nous
décomposerons leur système… «
Il ne faut pas dire à haute voix : la confrontations est inévitable. Nous
devons dire : nous vous aimons, nous aimons le socialisme et le parti – et
l'Union soviétique, bien sûr, -- et par des faits accomplis faire notre boulot
et attendre... » « Il
faut faire comprendre aux gens la nature du jeu en cours ; que l’enjeu est
si grand qu’il signifie une nouvelle donne et qu’il y a une seule issue
possible à la partie en cours. On ne peut pas changer de système sans échange
de coups… » —Lech Walesa, commentaires à
une réunion de la direction nationale de Solidarnosc,
les 3 et 4 décembre 198124 Au cours des jours qui ont suivi la rencontre de Radom, les autorités
staliniennes ont diffusé des extraits de la rencontre soi-disant secrète de la
direction de Solidarnosc à plusieurs reprises à la radio et télévision nationale.
Dès le 13 décembre 1981, tout le pays avait entendu l’aveu de Walesa que son
attitude temporisatrice et conciliatrice n’était qu’un stratagème. Devant les
questions sur l’authenticité des bandes sonores, Walesa s’est contenté de
répondre qu’on avait sorti ses commentaires de leur contexte. Le New York Times écrit que « M.
Walesa était particulièrement gêné ; des millions l’ont entendu dire qu’il
croyait la confrontation inévitable depuis toujours et y œuvrait en secret (ce
qui n’est pas avéré, mais ses propos étaient surtout destinés à rétablir sa
crédibilité auprès des militants de Solidarnosc) ».25
*
Les 11
et 12 décembre, le Comité national de Solidarnosc tint ce que sera sa dernière
réunion. La seule décision arrêtée fut de tenir un référendum national sur les
quatre questions suivantes : « 1. Est-ce que vous êtes favorable à un vote de confiance au Général
Jaruzelski? « 2. Est-ce que vous êtes en faveur de l’établissement d’un
gouvernement provisoire et d’élections libres? « 3. Est-ce que vous êtes favorable aux garanties militaires à l’Union
soviétique en Pologne? « 4. Est-ce que le Parti communiste polonais pourra être l’instrument
de telles garanties au nom de l’ensemble de la société? »26 * Il y
avait un éventail d’opinions au sein de Solidarnosc à la veille du coup de
Jaruzelski. Les « radicaux » voulaient entamer un affrontement
immédiat tandis que les « modérés » voulaient d’abord tenir un vote
de méfiance envers le régime, suivi d’une grève générale. En fin de
compte : « Le comité national n’a pas donné son aval à l’une des tactiques
proposées. Il s’est contenté de demander un référendum sur le système et la
forme du régime… Le débat est resté ouvert sur la façon de résoudre la question
du pouvoir… Il est évident que celui qui prendrait l’initiative et frapperait le
premier aurait un avantage dans l’éventualité d’un affrontement ».27 * Chez
les trotskystes, la question n’est pas à savoir qui a frappé le premier. Notre
attitude à l’égard de ceux qui mobilisent pour contester le pouvoir étatique
dans un État ouvrier déformé n’est pas déterminée par leur compétence technique
ou leur préparation, mais en fonction de leur programme politique. Toutes les ailes
de Solidarnosc — les radicaux comme les modérés — étaient partisans de la
« réforme » économique de nature capitaliste et restaurationniste. Le
POUP se désintégrait, et était incapable de consolider une direction avec un
soutien populaire. Il subissait des désertions massives de ses rangs à la
faveur de Solidarnosc. L’économie s’effondrait et la société polonaise vivait
les affres d’une crise sociale aiguë. Selon Lech Walesa, l’affrontement entre
Solidarnosc et le régime était « inévitable ». Les cadres que
constituaient 19 500 prêtres, ainsi que les 40 000 permanents de Solidarnosc,
auraient pu combler sans difficulté le vide créé par un renversement réussi du
POUP. Walesa
et ses proches n’étaient pas très formés dans l’art de l’insurrection — mais la
menace qu’ils posaient était bien réelle, notamment en vertu du soutien actif
qu’ils pouvaient attendre du monde impérialiste. La direction de Solidarnosc a
sous-estimé la solidité de l’armée ; mais personne ne pouvait être certain
du comportement des conscrits avant qu’on ait fait appel à eux. * Nous décrivons le soulèvement hongrois de 1956 comme une tentative de
révolution politique prolétarienne. Il est vrai que le régime que dirige Imre
Nagy a connu un virage à droite sensible, en intégrant au gouvernement des
politiciens bourgeois de la période du « front populaire » de la fin
des années 1940. Devant les menaces d’une invasion soviétique, Nagy a même
déclaré le retrait de l’Hongrie du Pacte de Varsovie, et a fait appel à l’ONU
pour défendre la neutralité hongroise. * Au
cours de toute l’évolution de Solidarnosc, d’une centrale syndicale à un
mouvement politique national en lutte pour le « pluralisme », il n’y a aucun moment où des forces
politiques significatives se sont organisées autour de la perspective de
défendre la propriété nationalisée. En Hongrie l’acteur principal — le
mouvement des conseils ouvriers — a ouvertement déclaré sa loyauté à l’égard
des « principes du socialisme ». Toute tentative d’établir un parallèle
entre les conseils ouvriers pro-socialistes de 1956 et le programme ouvertement
restaurationniste de Solidarnosc en 1981 est profondément erronée. Le programme de la révolution politique
Les trotskystes
nient le « droit » des travailleurs d’opérer un retour au capitalisme
en Pologne. De même, le droit démocratique de l’autodétermination des nations (par
exemple la Pologne à l’égard de l’URSS) doit être subordonné à la défense des
formes de la propriété collectivisée. Par ailleurs, nous n’avons pas de foi en
l’opération d’un quelconque « processus révolutionnaire » qui assure
que tout ira bien en fin de compte. En Pologne, les masses étaient en mouvement
au plan politique, et l’appareil stalinien était en décomposition — mais le
tout ne se traduisait pas par une révolution politique prolétarienne en marche.
Le programme du ou des partis ouvriers est d’importance critique quant à
l’issue. Pour être digne de soutien, une direction alternative au sein d’un État
ouvrier doit s’engager à sauvegarder l’économie planifiée, le monopole du
commerce extérieur, etc. Ce qui n’était tout simplement pas le cas en Pologne. Une
opposition trotskyste au sein de Solidarnosc aurait défendu un programme
comprenant : 1. L’expulsion immédiate de la KPN et la
suppression des courants antisémites et 2. L’identification active avec Rosa
Luxemburg et la tradition héroïque du communisme polonais ; 3. La défense du principe de la
planification centrale et de la maîtrise centrale de l’économie sous la
démocratie ouvrière ; la défense du monopole d’État sur le commerce
extérieur — la répudiation des propositions « d’autogestion »
compétitive et « d’équilibre du marché » qu’a adopté le congrès de
Solidarnosc ; 4. La séparation de l’Église et de l’État
— aucun accès privilégié aux écoles ou aux médias pour l’hiérarchie
catholique ; une campagne déterminée pour la libération des femmes —
notamment le droit au divorce, à l’avortement libre sur demande et le libre
accès aux moyens de contraception ; le recrutement actif des femmes aux
directions politiques et celles des entreprises d’État ; 5. Une solidarité agissante avec les contrôleurs
aériens grévistes du syndicat PATCO ciblés par Reagan au moment du congrès de
Solidarnosc ; un soutien militaire à la gauche salvadorienne insurgée et
tout autre mouvement en lutte contre l’impérialisme, partout au monde ; 6. La défense militaire sans condition de
la Pologne, de l’URSS et de tout autre État non-capitaliste contre
l’impérialisme et les courants restaurationnistes ; 7. La rupture de tout lien avec les
bureaucrates pro-impéralistes de l’AFL-CIO et la répudiation de l’invitation
provocatrice et anticommuniste aux syndicalistes liés à la CIA, Irving Brown et
Lane Kirkland ; 8. La rupture tout lien avec Solidarnosc
rurale, dominée par les koulaks ; pour l’organisation des paysans pauvres
et des travailleurs agricoles ; le soutien explicite à l’agriculture
socialisée ; pour la fin immédiate à toute subvention d’État aux
capitalistes ruraux ; abolition du « droit » d’engager des
salariés dans le secteur agricole et pour un programme massif d’incitations
économiques favorables à la collectivisation volontaire des parcelles
individuelles ; et 9. Pour la création d’un réseau national
de conseils ouvriers pour mobiliser le prolétariat pour le renversement de la
dictature stalinienne par le truchement de la révolution politique, pour
effectuer le renouveau de l’économie de planification centrale sous
administration directe des conseils ouvriers. La
réalité tragique est qu’aucune faction
au sein de Solidarnosc n’a prôné un seul
de ces points programmatiques. Certes, il y avait beaucoup de débats passionnés
et bon nombre de documents et de résolutions, mais le fait demeure que tous les
courants de taille au sein de Solidarnosc étaient partisans de la mise en
oeuvre d’une « réforme du marché ». Une organisation trotskyste en
Pologne en 1981, avec une base ouvrière, aurait mené une lutte pour sortir la
direction pro-capitaliste du syndicat. Mais il n’y avait aucun courant de la
sorte au sein de Solidarnosc. Dès la
fin de 1981, Solidarnosc est devenue un mouvement favorable à la restauration
du capitalisme, avec le pouvoir social requis et une direction subjectivement
engagé à renverser le régime stalinien discrédité et démoralisé. Un appel à la
défense de Solidarnosc signifiait la défense de ses cadres
contre-révolutionnaires. Nous accordons un soutien militaire à la frappe par
anticipation des staliniens contre la direction de Solidarnosc. Par
contre, nous n’accordons pas un
chèque en blanc aux staliniens d’entraver les droits démocratiques des
travailleurs de s’organiser, de tenir des discussions politiques, et de se
recomposer au plan politique. Nous savons que seule la révolution politique
ouvrière contre le règne des parasites staliniens pourra assurer la victoire
contre les courants capitalistes et restaurationnistes. Mais nous n’identifions
pas la défense des droits démocratiques des travailleurs polonais avec la
défense de Solidarnosc. Nous
chérissons et cherchons à élargir l’espace politique qu’a gagné le mouvement
ouvrier par la grève d’août 1980 qui a donné naissance à Solidarnosc. En règle
générale, nous nous opposons à la répression stalinienne à l’encontre des
dissidents idéologiques, même pro-capitalistes. Par ailleurs, les
révolutionnaires défendent l’existence de syndicats indépendants à l’égard de l’État
même dans des États ouvriers sains. Mais
la différence fondamentale entre les trotskystes et les shachtmanistes
(c’est-à-dire les anticommunistes partisans du « socialisme
démocratique ») est qu’en dernière analyse nous ne privilégions pas les
« droits démocratiques » au détriment de la défense de formes de
propriété ouvrières. En décembre 1981 en Pologne il faillait choisir entre les
deux, et nous suivons Trotsky : « Nous ne devons pas perdre de
vue un instant le fait que la question du renversement de la bureaucratie
soviétique est pour nous subordonnée à la question de la préservation de la
propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. et que la préservation
de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. est subordonnée
pour nous à la révolution prolétarienne internationale ».28 La
répression que déclenche Jaruzelski le 13 décembre 1981 n’a rien fait pour
résoudre les contradictions qui ont donné lieu à la crise de la société
polonaise, mais elle a mis un terme à une mobilisation restaurationniste
périlleuse. Nous n’avions pas d’illusion sur la capacité des staliniens de
protéger et encore moins de développer la propriété étatique en Pologne ou ailleurs.
Effectivement, seule la victoire de la révolution politique ouvrière qui
écrasera le règne des parasites bureaucratiques peut prémunir contre la
restauration bourgeoise. Nous
sommes favorables à la suppression de la contre-révolution par l’action de la
classe ouvrière, mais les trotskystes ne peuvent pas rester neutres dans un
affrontement entre un mouvement favorable à la restauration du capitalisme et
l’appareil stalinien. Au milieu des procès de Moscou de 1937, Trotsky a annoncé :
« Si le prolétariat réussit à
chasser à temps la bureaucratie soviétique il trouvera au lendemain de sa
victoire les moyens de production nationalisés et les éléments essentiels de
l'économie planifiée. Cela signifie qu'il n'aura pas à tout recommencer à zéro.
Avantage énorme! »29 Notes
1. Trotsky, Léon; Défense
du marxisme, 1940 (Marxist Internet Archive) 2. Ibid. 3. Trotsky; « La
Quatrième Internationale et l’U.R.S.S. : La nature de classe de l’État soviétique », Oeuvres, Octobre 1933
(Marxist Internet Archive) 4. Trotsky; La révolution trahie, 1936 (Marxist
Internet Archive) 5.
MacDonald, Oliver; “The Polish Vortex” in New
Left Review, n° 139, mai/juin 1983, p. 28 6. Ascherson, Neal; The Polish August, 1981, p.95 7. Michnik, Adam; Letters From Prison, 1985, p. 124 8. The
Book of Lech Walesa, 1982, pp. 192-3, cité dans MacDonald 9. MacDonald, p. 36 10.
Weschler, Lawrence; The Passion of Poland,
1984, p.60 (notre traduction 11. Touraine, Alain; Solidarité, 1982, p.211 12. Trotsky; L’Internationale Communiste après Lénine, 1928 (Marxist Internet
Archive) 13. Workers
Vanguard, en date du 8 janvier 1982, relate un article paru dans le numéro
du 16 décembre 1981 du journal satirique Le
Canard enchaîné ; cet article prétend qu’au milieu d’octobre 1981 Lech
Walesa a rencontré en secret un groupe de PDG états-uniens arrivés deux heures
plus tôt par avion nolisé. Étaient présents : « Philip Caldwell,
président de Ford ; Robert Tirby, président de Westinghouse ; David
Lewis, de General Dynamics, Henry Heinz, du groupe agroalimentaire homonyme et
Thomas Watson, un haut-placé d’IBM. Ainsi qu’un VIP de TWA et plusieurs
potentats de rang légèrement inférieur, comme des directeurs de banques et de
sociétés d’assurance-vie… « Toute cette
foule pour Lech Walesa, qu’on voyait comme le chef du gouvernement fantôme. Les
présentations sont rapides et les discussions commencent ; un système de
traduction simultanée est en place, ce qui démontre que du côté américain, en
tout cas, l’entrevue n’était pas totalement spontanée ». Selon ce reportage, les industriels et
financiers ont posé des questions comme « Est-ce que vous êtes disposés à renoncer à vos congés du
samedi ? » « Est-ce
que les travailleurs polonais savent travailler et est-ce qu’ils sont disposés
à le faire ? » « Est-ce
que c’est la fin de l’idéologie marxiste-léniniste en Pologne ? » « Est-ce
que vous voulez que le Parti communiste reste au pouvoir ? » (Traduit
de la version anglaise citée dans Workers
Vanguard) 14. Garton Ash, Timothy; The Polish
Revolution, 1983, p. 225
15. Touraine, p.136
16. MacDonald, pp. 28-9 17. Garton Ash, p.216 18. New
Left Review, n° 125, janvier/février 1981, p. 65 19. Trotsky; « Moralistes et
sycophantes contre le marxisme », in
Leur morale et la nôtre (Marxist Internet Archive) 20. Workers Power à la Tendance
bolchévique, 2 avril 1987 21. Garton Ash, p. 249 22. Raina, Peter; Poland 1981, 1985, p. 431 23. Touraine, p.136 24. Le
Monde, 9 décembre 1981 et Washington
Post, 20 décembre 1981 25. New
York Times, 13 décembre 1981 26. Washington
Post, 20 décembre 1981 27. Kowalewski, Zbigniew; “Solidarity on
the Eve,” in The Solidarity Sourcebook,
1982, Persky et Flam, rédacteurs, p. 240 28. Trotsky; Défense du marxisme 29. Trotsky; « Un État non ouvrier et non bourgeois ? » in Défense du marxisme Annexe 1
Le programme de Solidarnosc adopté lors du congrès doctobre 1981, publié en France dans un numéro spécial de LAlternative (supplément au n·14, janvier 1982). Annexe 2
Quatre articles tirés de la presse bourgeoise sur les événements en Pologne en novembre et décembre 1981. A.« La Pologne en quête dune entente nationale », Le Monde du 18 novembre 1981 B. « Pour les Izvestia, la contre-révolution aspire au pouvoir en Pologne », Le Monde du 28 novembre 1981 C. « Le primat demande aux députés de rejeter le projet de loi sur les pouvoirs extraordinaires », Le Monde du 9 décembre 1981 D. « Le film des événements », Le Monde du 15 décembre 1981 |