Capitalisme et racisme

Genèse d’une idéologie reactionnaire


Il est difficile pour la plupart des individus d’accepter que la haine et les antagonismes raciaux, phénomènes aujourd’hui omniprésents, n’aient pas toujours fait figure de traits permanents de la société humaine. Or, le concept même de la « race » ainsi que l’idéologie et la pratique du racisme sont relativement mo-dernes.

Le racisme comme idéologie est une forme de déterminisme biologique, et repose sur l’idée que différentes populations humaines (« races ») auraient des capa-cités différentes en raison de leur constitution génétique. Immanquablement, les catégorisations de cet acabit ont pour objectif de rationaliser une hiérarchie sociale existante.

Le concept des « races », plutôt que d’être basé sur la réalité physique, est, dans son ensemble, une construction purement idéologique. Au vu des recherches du dernier demi-siècle, les biologistes sont arrivés à la conclusion qu’il n’existe aucun moyen scientifique pour catégoriser les êtres humains selon leur « race ». Ce qui passe pour des « races » distinctes (européenne, africaine et asiatique) sont en réalité des divisions arbitraires de l’humanité selon la couleur de la peau et d’autres traits physiques anecdotiques.

Les généticiens s’accordent pour dire que quelques 75 pour cent des gènes sont identiques en chaque être humain. De la part restante, responsable de toute variation génétique :

« 85 pour cent se révèle être partagés entre individus à l’intérieur d’une même population, tribu ou nation localisée ; un autre 8 pour cent, entre tribus ou nations à l’intérieur de l’une des “races” princi-pales ; et le 7 pour cent qui reste entre les “races” principales. Ce qui veut dire que la variation génétique entre tel Espagnol et tel autre représente 85 pour cent de toute la variation génétique humaine…. »
—Stephen Rose et cie., Not In Our Genes

Alors que dans cette société la xénophobie et le racisme semblent être des phénomènes naturels, ils sont des créations entièrement sociales. « La génétique est le contrepied du racisme » écrit D. Van Arkel :

« Tout ce concept de race nordique, notamment, se volatilise si le fait d’avoir des yeux bleus et des cheveux blonds n’est rien de plus que le résultat d’une sélection naturelle faisant prévaloir les caractères récessifs. Dans des régions avec un manque relatif de soleil, dans un contexte de carence nutritionnelle, les personnes à peaux les plus pigmentées connaissaient un risque supplémentaire de développer le rachitisme, ce qui, dans le cas des femmes, en déformant leur bassin osseux, leur rendait l’accouchement impossible. C’est un cas tout simple de la survie, normale au regard de l’évolution, d’une mutation complémentaire, qui n’influe en rien sur d’autres caractères génétiques. Les groupes sanguins et la capacité à sentir le goût du PTC (phénylthiocarbamide), deux caractères décidés par ses gènes, sont des critères tout aussi pertinents pour classifier les individus que la couleur de peau ou la forme des cheveux. Or, ils changeraient radicalement la distribution “raciale” de l’humanité. »
Racism and Colonialism, Robert Ross (rédacteur).


Race : une réalité sociale

L’absence d’une quelconque base scientifique pour distinguer une « race » d’une autre ôte tout son sens à ce concept. Or, cette réfutation par la biologie ne change pas la réalité sociale. Comme souligna Richard Fraser, trotskyste américain aguerri, dans « La lutte des noirs et la révolution prolétarienne » (« The Negro Struggle and the Proletarian Revolution »), document écrit dans les années 1950 et récemment réédité, la race demeure « une réalité en dépit du fait que la science révèle qu’elle n’existe pas ». Fraser écrivit que « Le concept de la race n’a plus droit d>être cité dans la science biologique. Mais la race en tant que pierre angulaire de l’exploitation se survit. La race est une relation sociale et a une réalité uniquement sociale ».

Le racisme a ses racines dans le développement historique du capitalisme comme système mondial. Il s’est avéré à travers plusieurs siècles un outil utile et flexible pour les classes possédantes. Il a fourni la justification pour les guerres brutales de conquêtes et de génocides, qui ont établi les empires coloniaux européens. Il a rationalisé la traite des esclaves, qui a produit l’accumulation primitive de capital nécessaire à la révolution industrielle.

Aujourd’hui le racisme sous ses formes variées demeure un important soubassement idéologique pour les élites capitalistes, fournissant une justification pour l’oppression barbare des minorités. Par exemple, le racisme « explique » pourquoi les noirs aux Etats-Unis n’arrivent pas à obtenir une part de l’« American Dream » génération après génération. Il peut servir pour « expliquer » pourquoi le capitalisme japonais a eu beaucoup plus de succès que celui de ses rivaux européens et nord-américains. Les arguments mis en avant par les racistes, qu’il s’agit des divagations psychotiques d’un skin du lumpenprolétariat ou de l’érudition pseudo-scientifique « objective » d’un professeur de Harvard, sont formulés pour détourner la colère populaire des opérations d’un système capitaliste irrationnel et putride et la braquer sur un vague groupe d’« étrangers ».

Le racisme s’est révélé un élément constitutif et nécessaire pour le bon fonctionnement de la société capitaliste pour diverses raisons. En premier lieu, il constitue l’un des axes essentiels sur lesquels on peut diviser la classe ouvrière, en incitant une partie du prolétariat à s’identifier aux exploiteurs. Cela freine le développement d’une conscience de classe et mine l’unité nécessaire pour menacer la domination capitaliste. La classe ouvrière de tous les pays impérialistes est tellement intoxiquée par le chauvinisme et le racisme (lesquels sont promus également par les dirigeants pro-capitalistes au sein du mouvement ouvrier) qu’en période « normale », les travailleurs assimilent souvent leur intérêt à celui de leurs « propres » oppresseurs et exploiteurs plutôt qu’à celui des travailleurs d’autres pays.

En deuxième lieu, le racisme, tel que d’autres formes de déterminisme biologique, a une fonction idéologique essentielle. La bourgeoisie a instauré son ascendant sous la ban-nière de « Liberté, Egalité, Fraternité ». Mais pour des centaines de millions de personnes la réalité quotidienne se résume à la souffrance, l’oppression et la pauvreté. Même dans les pays capitalistes soi-disant avancés il y a une désillusion croissante à l’égard du processus électoral, la plupart des adultes reconnaissant que l’« égalité » des urnes ne se différencie en rien de l’« égalité » du marché—chaque euro est égal, et les grands groupes raflent la mise. Les racistes n’ont pas l’obligation gênante de prouver que la société capitaliste est égalitaire. Au lieu de cela, ils affirment ouvertement que les inégalités de la société de classe reposent sur des distinctions d’ordre naturel.



Le racisme à travers l’histoire

Le racisme n’a pas son origine dans une source unique, mais plutôt dans une conjugaison de plusieurs fils du développement historique qui se sont soudés en une idéologie avec une puissance de persuasion considérable. Le racialisme a mis à contribution des préjugés culturels et nationaux, ainsi que des croyances précapitalistes sur la nature et les hiérarchies, croyances adaptées graduellement à des développements économiques et sociaux nouveaux.

On s’entend généralement pour dire que les civilisations méditerranéennes de l’Antiquité furent « daltoniennes » :

« Les Grecs et les Romains ne stigmatisaient pas spécialement les gens de différentes couleurs, considérant les cheveux blonds ou les yeux bleus comme ne tenant qu’à un simple accident géographique, et n’ont pas développé de théorie raciale spéciale sur l’infériorité de personnes à peau plus foncée en tant que personnes à peau plus foncée. H.L. Shapiro fait remarquer que “l’homme moderne est conscient des races d’une façon, et à un degré, qui au-trefois ne lui étaient pas caractéristiques”, et souligne que dans des temps plus anciens la ca-pacité à remarquer des différences physiques évidentes n’a pas résulté en “une orientation entortillée de toutes les relations humaines en fonction d’un cadre de référence rigide”. »
—Frank M. Snowden Jr., Blacks in Antiquity, 1970

Les sociétés esclavagistes des Anciens étaient oppressives et souvent xénophobes. Ce qui n’empêche que le concept de la « race », tel qu’on l’entend généralement aujourd’hui, leur était complètement étranger. Le statut d’esclave dans ces sociétés n’était pas décidé par la couleur, mais essentiellement par le succès militaire : on asservissait les peuples conquis.

Les maîtres de l’Europe médiévale étaient eux aussi essentiellement « daltoniens ». La religion faisait office de pierre de touche pour le monde médiéval : on a lancé les croisades contre des infidèles, et non contre des Arabes. Des guerres similaires contre « païens » et hérétiques ont été menées partout en Europe, comme par exemple les campagnes des Chevaliers teutoniques du 13ème au 15ème siècle pour écraser les Prussiens (Slaves baltiques non chrétiens), ou bien la croisade du pape Innocent III contre les Albigeois.



Antisémitisme : pionnier du racisme

L’antisémitisme, une expression idéologique des intérêts économiques de la classe capitaliste naissante dans la société médiévale, fut le pionnier du racisme. Dans l’Europe féodale des débuts, l’échange international était principalement l’affaire de juifs qui entretenaient des liens commerciaux avec le Proche-Orient. A partir du douzième siècle les négociants juifs ont été supplantés par des chrétiens et contraints au prêt à intérêt (l’« usure »—activité dans laquelle les négociants chrétiens ne pouvaient pas, en théorie, se complaire) et à d’autres activités plus marginales. Abraham Léon (jeune militant belge trotskyste qui a péri dans la shoah) a fait remarquer que l’antisémitisme s’est développé en conjonction avec l’accroissement de l’activité capitaliste au sein de la société féodale :

« L’expulsion définitive des Juifs a lieu à la fin du XIII° siècle en Angleterre; à la fin du XIV° siècle en France; à la fin du XV° siècle en Espagne. Ces dates reflètent la différence de l’allure du développement économique de ces pays…
« Le féodalisme cède progressivement la place au régime échangiste. Par voie de conséquence, le champ d’activité de l’usure juive se rétrécit cons-tamment. Elle devient de plus en plus insupportable parce que de moins en moins nécessaire. »
« … les Juifs sont expulsés progressivement de tous les pays occidentaux. C’est un exode des pays plus développés vers les pays arriérés de l’Europe orientale. La Pologne, plongée en plein dans le chaos féodal, devient le refuge principal des Juifs chassés de partout ailleurs. »
—Abraham Léon, La conception matérialiste de la question juive

L’antisémitisme s’est avéré tenace comme forme de racisme, et un de ceux qui ont nourri (et s’est nourri de) presque toute les formes plus récentes. Il a établi une façon de voir le monde qui a été transposée lors de l’ère de l’expansion coloniale européenne.

Dans l’Angleterre élisabéthaine les idées et images du racisme étaient partiellement développées. Cela se reflète dans l’attitude plutôt ambivalente de Shakespeare envers la race. Dans le Marchand de Venise, Shylock, l’usurier juif, fait figure de méchant. Othello, Maure noir, est peint de façon méliorative comme être humain éloquent, intelligent et pondéré. On laisse entendre que la chute d’Othello tiendrait peut-être à sa nature mauresque passionnée et lunatique, mais cette présentation est contrebalancée par une autre, qui met en lumière d’autres aspects plus complexes de son caractère :

« quand vous raconterez ces faits lamentables, parlez de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, mais n’aggravez rien. Alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n’a que trop aimé ! D’un homme peu accessible à la jalousie, mais qui, une fois travaillé par elle, a été entraîné jusqu’au bout ! D’un homme dont la main, comme celle [de l’Indien] immonde, a jeté au loin une perle plus riche que toute sa tribu ! »
Othello, acte V, scène II, traduction de Victor Hugo

On imagine difficilement un écrivain victorien qui créerait un personnage noir aussi com-plexe qu’Othello. Les stéréotypes pouvaient alors être violemment dénigrantes ou bien d’une bienveillance condescendante, or les toutes présupposaient que la biologie détermine le destin, aussi bien pour les individus que pour les « races ».



Le capitalisme et l’esclavage

A partir du milieu du 19ième siècle le racisme assumé avait intégré l’orthodoxie académique. La conscience racialiste en Europe s’est répandue en conséquence directe de l’expansion coloniale et la demande consécutive de main-d’œuvre bon marché pour les plantations. L’esclavage, ressuscité pour exploiter les ressources du nouveau monde, a persisté pendant la plus grande partie du 19ème siècle aux Etats-Unis. L’essentiel du nombre restreint d’Européens ayant fini semi-esclaves dans le nouveau monde avaient perdu leur citoyenneté en raison d’infractions mineures. La demande pour une main-d’œuvre esclave n’a pas été satisfaite dans les métropoles des puissances coloniales, en grande partie parce que les classes dominantes craignaient le trouble social qui en résulterait. On a fini par mettre à contribution la surpopulation de paysans européens, établissant ainsi l’esclavage salarié, tandis que les peuples indigènes d’Afrique et d’Amérique du Sud, dont la peau plus foncée servait de marque identificatrice indélébile, ont fourni la solution aux pénuries de main-d’œuvre dans le nouveau monde.

Bien entendu, l’esclavage demandait une justification idéologique, car il allait à l’encontre à la fois des enseignements chrétiens formels et des idées sur les ina-liénables « droits de l’homme » prônées par les Lumières et les idéologues du marché :

« Les esclaves occupaient une position inférieure sur le plan économique. De fil en aiguille, la société esclavagiste blanche a bâti une muraille de couleur : que ce n’était pas la mode de production esclavagiste qu’on devait haïr, mais l’esclave : que la raison pour laquelle la peau noire était la marque de l’esclave était qu’elle était avant tout la marque d’une infériorité sur le plan humain.
« De cette manière, le problème de classe posé par l’esclavage a été compliqué et embrouillé par la question de la couleur. Les esclaves, en plus d’être une classe sociale exploitée, sont devenus, dans la pensée pervertie de la so-ciété dominante, une race inférieure. »
—Richard Fraser, « The Negro Struggle and the Proletarian Revolution »

Bien qu’il soit difficile de dater avec précision l’apparition de cette nouvelle idéologie raciale, il est clair qu’une explosion de telles idées s’est produite au 16ème siècle. Ashley Montagu a fait l’observation qui suit dans son livre Man’s Most Dangerous Myth: The Fallacy of Race [Le plus dangereux mythe de l’humanité : la contrevérité de la race] :

« Une étude des documents des marchands d’esclaves anglais et américains remontant aussi loin dans le passé que le 18ème siècle sert également à montrer que…bon nombre de ces hommes carrés et désabusés ont donné acte de leur croyance que leurs victimes étaient souvent, et de façon bien manifeste, aussi intelligentes qu’eux, et supérieures à beaucoup de chez eux.
« Ce n’a été que lorsque des voix ont commencé à s’élever contre l’inhumain trafic des esclaves, et que lorsque ces voix ont pris la forme d’hommes et organisations influents que, sur la défensive, les tenants de l’esclavagisme ont été forcés à se fouiller pour trouver des raisons d’ordre différent pour esquiver les arguments fâcheux de leurs adversaires. »

L’influence, la clarté et la sophistication de ces « raisons » se sont accrues au cours des prochains siècles, tant et si bien qu’au 19ème siècle on s’entendait généralement pour dire que la « race » était le déterminant-clé de l’histoire humaine. En attribuant le succès du colonialisme européen à la sanction divine (ou, après Darwin, à la « sélection naturelle »), les idéologues de l’empire ont infusé aux colonialistes de la confiance et de la conviction morale. Parallèlement, des missionnaires ont sapé la volonté de résister des victimes avec le précepte de « tendre l’autre joue » aux conquistadors et maîtres.

Alors qu’un seigneur féodal ne se serait presque certainement jamais avisé de différencier ses sujets en fonction de leur couleur de peau ou leur type de cheveux, à l’époque des vastes empires internationaux, la catégorisation par race faisait figure d’explication logique à l’ordre du monde. La croyance en l’identité, la pu-reté et la mission raciales était un élément vital de la « mentalité du laager » qui régnait parmi les coloniaux isolés et en petit nombre relativement aux in-digènes. En 1890, par exemple, 300 millions d’Indiens étaient régentés par tout juste 6 000 administrateurs britanniques, appuyés par seulement 70 000 soldats.

L’idéologie de l’empire présentait un tableau d’un colon humain, industrieux et intelligent apportant les bienfaits de la civilisation moderne à des peuples qui, pour la plus grande partie, ont été peints comme féroces, lâches, fainéants et stupides. Même lorsqu’on prêtait à des non-Européens quelques traits de caractère positifs, on couplait fatalement ceux-ci à des défauts rédhibitoires et des faiblesses intrinsèques. Le poème célèbre de 1899 de Rudyard Kipling saluant le viol américain des Philippines engage l’Oncle Sam à se joindre à John Bull pour :

« [reprendre] ton [c-à-d l’homme blanc] lourd fardeau :
Envoie au loin ta plus forte race,
Jette tes fils dans l’exil
Pour servir les besoins de tes captifs ;
Pour – lourdement équipé – veiller
Sur les races sauvages et agitées,
Sur vos peuples récemment conquis,
Mi-diables, mi-enfants. »


Le racisme « scientifique » au 18ème

A la fin du 19ème siècle, la proposition « la biologie détermine la des-tinée » était passée dans l’orthodoxie scientifique, et des scientifiques en vue tels Louis Agassiz, Samuel Morton, Robert Knox, Herbert Spencer et Ernst Haeckel s’occupaient à édifier des hiérarchies des races dans lesquelles l’« Européen », ou bien souvent plus particulièrement l’« Anglo-Saxon » (pour les Anglais, les Allemands et les Américains), était situé au sommet, avec les autres races, « inférieures », rangées au dessous d’eux. Agassiz, par exemple, professeur à Harvard qui a été le zoologue américain le plus éminent du 19ème siècle, soutenait que « le cerveau d’un nègre est celui du cerveau imparfait d’un bébé de sept mois dans l’utérus d’une blanche ». Toute une gamme de sciences bidons telles la phrénologie et la craniométrie ont surgi pour mesurer et quantifier les différences parmi les individus ainsi que les races.

De nombreux débats sur l’origine et la genèse du genre humain ont fait rage tout au long du 19ème siècle. Juste avant le milieu du siècle, un débat s’est déchaîné entre partisans du monogénisme et du polygénisme (soit entre ceux qui estimaient que toute l’humanité a une racine commune et ceux qui prétendaient que les différentes « races » ont été créées séparément). Les associations savantes du monde ont agité la question de savoir si l’on pouvait considérer certains groupes comme humains tout court, tels les aborigènes d’Australie, lesquels, jusqu’en 1926, on traitait comme des animaux nuisibles à exterminer. A la fin du siècle, l’attention s’était déplacée vers la théorisation social-darwiniste sur comment l’éthique capitaliste de la foire d’empoigne (« la survie des plus aptes ») était bénéfique à l’espèce.

La description qui suit des Hottentots est typique de la « science » telle que pratiquée en 1862 :

« la race qu’on appelle les Hottentots sont une race d’hommes simples et débiles qui vivent en petits groupes, presqu’en familles, s’occupant de leurs moutons et pas-sant leurs vies à rêvasser. D’une couleur jaune sale, ils ressemblent quelque peu aux Chinois, mais tiennent visiblement d’un sang différent. Le visage est disposé comme celui d’un babouin ; le crâne petit mais bon ; les mâchoires très grandes ; les pieds et les mains petits ; les yeux de forme linéaire et de puissance formidable ; les formes généralement gracieuses ; hideuse quand vieillie et jamais jolie ; plus paresseuse qu’une Irlandaise, ce qui n’est pas peu dire ; et d’un sang différent et complètement distinct de tous les autres au monde. »
—Robert Knox. The Races of Man: A Philosophical Enquiry into the Influence of Race over the Destinies of Nations [Les races de l’homme : enquête philosophique sur l’influence de la race sur les destins des nations]

Il est intéressant de noter la superposition des couches de préjugés dans la citation ci-dessus—une Irlandaise, qu’on considère généralement comme étant « blanche », sert de référence pour mesurer la paresse de l’Hottentot. Quoiqu’il y avait un classement définitif des « races » parmi les blancs, en général on considérait que c’était de la destinée des « races de peau plus claire » de conquérir et de supplanter les « races de peau plus sombre » : « Devant le Néerlandais entreprenant il était facile de voir que cette race gringalet, pygmée et misérable [l’Hottentot] devait se retirer… » Pour Knox et ses contemporains, il n’était qu’axiomatique que la race était une force déterminante de l’histoire.

Les débats qui ont fait rage voilà quelques générations au sein de la communauté scientifique sur la hiérarchie de la « supériorité raciale » et le destin des races « inférieures »—extinction, extermination, servitude, ou assimilation—, n’étaient pas l’apanage d’une frange d’énergumènes. Ils représentaient le courant dominant de la pensée scientifique. Des idées ouvertement racistes avaient investi tous les aspects de la vie intellectuelle : la littérature, les beaux-arts, la philosophie et l’histoire. Jusqu’aux secteurs les plus militants du mouvement ouvrier ont été pollués.

Le racisme, de même que d’autres formes d’idéologie capitaliste, reflète la réalité de l’oppression et de l’exploitation sociales, or il inverse la cause et l’effet. Il est bourgeois non seulement de par ses origines historiques, mais également au regard de sa fonction sociale—fournir une justification pour la misère, la souffrance et l’injustice qui font inévitablement partie du paquet marché libre. Les peuples qui ont été asservis, conquis ou dépossédés, plutôt que les victimes d’un ordre social irrationnel, seraient voués au malheur par la prédétermination biologique.

Le racisme est un des moyens principaux par lesquels les hiérarchies économiques et sociales du monde capitaliste sont idéologiquement « naturalisées ». Au sommet de la pyramide, en raison de leur aptitude à diriger, se situent des hommes bourgeois et blancs. Le reste du monde—qu’on soit femme, noir, Asiatique ou même homme blanc de la classe ou-vrière—, est pour la classe dirigeante ce que sont les enfants pour leurs parents. Depuis toujours il y a une forte imbrication du racisme et de l’idéologie machiste. « D’après l’anthropologiste McGrigor Allan en 1869, “Le crâne féminin type se rapproche par bien des égards à celui du nourrisson, et encore plus à celui des races inférieures” ». A titre d’exemple de l’omniprésence de telles attitudes, les auteurs de Not In Our Genes citent Charles Darwin, le plus grand scientifique du 19ème siècle, comme ayant remarqué : « au moins certains de ces traits intellectuels dans lesquels les femmes peuvent exceller sont caractéristiques des races inférieures ». Les sociaux-démocrates, qui voient ces absurdités comme témoignant tout simplement de l’arriération scientifique de l’époque, et qui se bercent de l’idée que cette ignorance farouche appartient à une ère révolue, s’aveuglent sur le fait que, à tous les stades, les préjugés de l’ordre social existant influent sur la science.



…et de nos jours

L’expérience du nazisme a discrédité les idées de la supériorité raciale aux yeux de millions de par le monde. Aujourd’hui les milieux scienti-fiques s’entendent généralement pour rejeter toute conception de la race comme étant quelque chose de plus qu’une construction sociale. Les membres de la communauté intellectuelle qui avancent des arguments racistes « scientifiques » sont d’habitude contredis assez énergiquement par leurs collègues. Or, bien qu’il fasse plusieurs décennies qu’on repousse à la marge les intellectuels franchement racistes, les mêmes « théories » sans fondement sont continuellement déterrées.

En 1969 le Harvard Educational Review a fait paraître un article par le professeur Arthur Jensen avec pour titre « How Much Can We Boost IQ and Scholastic Achievement ? » [« Jusqu’où peut-on pousser la QI et la réussite scolaire ? »]. Jensen y affirme que les résultats plus faibles obtenus par les noirs américains sur les tests de QI sont une preuve de leur infériorité génétique. Peu après, Richard Herrnstein, professeur de psychologie à Harvard, a « découvert » que la classe ouvrière toute entière était génétiquement prédisposée à des QIs faibles. Sans aucun doute, les conclusions d’Herrnstein ont été gratifiantes pour la troupe de chefs d’entreprise et de millionnaires siégeant sur le conseil d’administration de Harvard :

« La supériorité biologique des classes privilégiées du passé sur les opprimés n’a vraisemblablement pas été très pro-noncée, ce qui explique que la révolution avait de bonnes chances de réussir. En abattant les barrières artificielles entre les classes, la société a encouragé la création de barrières biologiques. Du moment qu’il est permis d’atteindre sa place naturelle dans la so-ciété, les classes supérieures seront, par définition, plus aptes que les inférieures. »
IQ and the Meritocracy [La QI et la méritocratie], 1973

Hans Eysenek, psychologue britannique dont l’œuvre rejoint celles de Jensen et Herrnstein, a prétendu que les Asiatiques et les noirs sont intellectuellement inférieurs aux blancs. Les arguments d’Eysenek ont été épousés par les fascistes du National Front en Grande-Bretagne en guise de preuves « scientifiques » en faveur de leur campagne contre l’immigration des non-blancs.

Dans les années récentes la « sociobiologie », qui reprend une grande partie de la même mythologie réductrice, quoique revêtue d’un vernis « objectif » plus soigneusement appliqué, a gagné une respectabilité aux yeux de bon nombre dans la communauté savante.



A qui profite le crime ?

La ténacité du racisme en tant qu’idéologie provient principalement de sa fonction dans la préservation et la légitimation de l’ordre capitaliste. Il justifie la dispa-rité criante entre l’idéologie démocratique de l’égalité des chances et la réalité de la discrimination systématique, les préjugés et l’oppression. Il est profitable aux capitalistes à titre individuel et de façon directe et immédiate de payer certaines catégories de travailleurs (typiquement les non-blancs, ceux d’origine immigrée et les femmes) à des salaires plus bas que la moyenne. Ces pratiques discriminatoires sont, aux yeux des déterministes biologiques, sinon équitables, de toute façon « naturelles », et doivent à ce titre être acceptées.

En divisant la main-d’œuvre sur les bases de la race et le genre, les capitalistes créent une illusion de privilège pour les travailleurs blancs masculins. Mais même sur le court terme le coût de ces « privilèges » dépasse de loin l’avantage minime qu’ils apportent aux travailleurs blancs ; car avec la division de la classe ouvrière, le prix du travail est rabattu pour tous.

Le racisme dont la société capitaliste est imbue et qui infecte la classe ouvrière n’est pas un fait « naturel » ; ce n’est pas non plus tout simplement le produit de l’ignorance ou d’un manque d’éducation. Les attitudes racistes (de même que l’homophobie, le sexisme et le nationalisme) sont entretenues à l’intérieur de la classe ouvrière par les myriades de processus éducationnels et idéologiques de la so-ciété bourgeoise, et sont acceptées passivement (sinon promues avec enthousiasme) par les parasites collaborateurs de classes qui dominent les syndicats et autres organisations de masse de la classe ouvrière.

Karl Marx a une fois fait observer que le travail sous peau blanche ne pourrait s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétrie. Pour faire avancer ses propres intérêts, la classe ouvrière doit se faire le champion de tous les opprimés. Les travailleurs qui s’imaginent qu’ils tirent avantage de l’oppression relativement plus importante que subissent d’autres secteurs (les noirs, les femmes, les immigrés, etc.) se forgent leurs propres fers.

Le racisme et le nationalisme sont également mis à contribution pour préparer la classe ouvrière à des nouvelles aventures et hécatombes militaires. On attise le sentiment raciste à mesure que la pression de la compétition interimpérialiste s’aggrave. La xénophobie monte en puissance à travers le globe, les soi-disant leaders de la classe ouvrière dans toutes les nations se rangeant sous les enseignes de « leur propres » dirigeants contre leurs concurrents à l’étranger. Le traitement du Japon dans les médias de masse tant qu’en Europe qu’en Amérique ne se foule pas pour cacher son caractère raciste transparent. Les travailleurs japonais ne seraient que des automates—ignorants des raffinements de la vie et d’un dévouement piteux envers leurs compagnies. Et les capitalistes japonais, eux, ne dérogent pas, dépeignant les travailleurs nord-américains comme oisifs et nécessiteux, et ayant tendance à mettre le déclin du capitalisme US sur le compte de la mixité raciale.

Il est à la fois important et nécessaire de mettre à nu l’ineptie et l’infamie des idées racistes. Or, au bout du compte on ne peut pas éradiquer le racisme à travers les seuls débat et éducation. L’idéologie de la race est une pièce essentielle du développement historique du système économique des exploiteurs. Ainsi, de par sa nature, le combat contre le racisme passe par la lutte révolutionnaire pour extirper le système social capitaliste, qui l’a créé et perpétué, et pour créer un ordre mondial socialiste égalitaire dans lequel la coopération, et non pas la compétition, est la norme. Ce n’est que dans une telle société, basée sur l’organisation rationnelle d’une production suffisante pour satisfaire les besoins essentiels de tous, que chaque être humain, au mépris de la couleur, du sexe et de la nationalité, aura la possibilité de s’épanouir véritablement. Seulement sous le socialisme les préjugés et la discrimination raciaux seront-ils éliminés une fois pour toute.


traduit de 1917, édition anglaise, n° 12, 1993